Deux ans et quatre mois sont déjà passés sans que justice n’ait été rendue pour les 220 vies fauchées et les 6 500 blessés par la double explosion au port de Beyrouth. Comme le quatre de chaque mois depuis la tragédie du 4 août 2020, les familles des victimes ont manifesté une nouvelle fois hier pour « obtenir la vérité ».
Devant le port de Beyrouth, sous la statue de l’Émigré et des portraits des victimes du port, quelques dizaines de proches se sont rassemblés pour réclamer une reprise de l’enquête sur le drame, bloquée depuis des mois en raison des ingérences politiques.
Serrant contre leur poitrine les portraits des victimes, face à l’indifférence des automobilistes qui ne daignent même pas leur lancer un regard, les familles ont de nouveau crié leur douleur. Elles ont appelé « les députés de la contestation populaire ainsi que ceux qui soutiennent leur cause à se tenir à leurs côtés afin que justice soit rendue ».
« L’enquête est au point mort », lance Mona Jawiche, dont la fille Rawan est morte sur son lieu de travail à Gemmayzé. « Nous n’arrêterons pas de descendre dans la rue pour rappeler aux gens ce qui s’est passé le 4 août 2020. C’est difficile pour nous d’être les seuls à réclamer la vérité », a-t-elle confié. Même son de cloche du côté du père de Jawad Chaaya, tué lui aussi par la double explosion. « Les mafias protègent les criminels », a-t-il fustigé, dans une allusion à certains responsables politiques qui s’ingèrent dans l’enquête, notamment le président du Parlement Nabih Berry dont deux des députés de son groupe, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, ont été mis en cause dans l’enquête du juge en charge de l’enquête, Tarek Bitar. Le père de Jawad a également regretté que nombre de familles des victimes n’aient pas pu se déplacer pour participer au sit-in en raison de la flambée des prix des carburants dans un Liban en pleine crise.
Hiyam el-Bikaï, qui a perdu son fils Ahmad, a elle aussi dénoncé l’immobilisme de l’enquête depuis « deux ans et quatre mois ». « Cela fait un an et un mois que le juge Bitar ne peut pas travailler en raison des ingérences politiques, a-t-elle dénoncé. Les coupables font partie de la classe au pouvoir, notamment l’ancien ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk, l’ancien ministre des Travaux publics Youssef Fenianos, ainsi que les députés Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil. » Hiyam qui a perdu son seul enfant fond en larmes. « Je vais continuer à protester pour qu’un jour on installe les potences… Que Dieu ne leur pardonne pas », s’emporte-t-elle. Si les familles des victimes n’étaient pas nombreuses hier, la mère d’Ahmad a souligné l’importance du soutien de la population pour l’enquête du port. « J’ai déjà perdu mon fils, je continuerai à descendre et à hurler pour que justice soit faite. Mon fils ne reviendra pas, mais je descends pour que personne d’autre n’ait à subir cela, pour que la population puisse enfin vivre en sécurité dans ce pays », dit-elle, la voix brisée.
Un peu plus loin, un autre son de cloche
À quelques mètres de là, devant la porte 3 du port, un autre groupe, qui s’est scindé du reste des familles, mené par Ibrahim Hoteit, dont le frère pompier est mort lors des explosions, s’est rassemblé aussi pour marquer cette même date. Contrairement à l’autre groupe, celui-ci est réputé proche du tandem chiite et affiche son opposition au juge Tarek Bitar. Aux côtés des portraits de leurs proches que les familles brandissaient, ceux de l’ancien commandant en chef de l’armée Jean Kahwaji et de Jad Maalouf, juge des référés à l’époque des faits, où est inscrite la phrase : « Ils savaient, mais n’ont rien fait, alors que c’était en leur pouvoir. » Le portrait du juge Bitar est accompagné de l’inscription suivante : « Pourquoi ne les as-tu pas convoqués ? Est-ce que tu sais ce qu’ils ont fait ou doit-on te l’apprendre ? » M. Hoteit affirme que son groupe « poursuit sa campagne à l’encontre du juge parce que celui-ci n’a pas convoqué les deux personnes qui étaient informées du stockage de tonnes de nitrate d’ammonium au port de la capitale ». « Ce sont eux qui devraient assumer la plus grande responsabilité du drame », a-t-il estimé.
L’ancien commandant en chef de l’armée avait bien été interrogé une fois par le juge Bitar. Ce dernier l’avait ensuite convoqué en septembre 2021 pour une autre audience, mais la séance ne s’était pas tenue à cause d’un recours en dessaisissement porté contre lui par l’ancien ministre Nohad Machnouk mis en cause dans enquête. La notification lui avait en effet oté sa mainmise sur le dossier.
Pour ce qui est de Jad Maalouf, Tarek Bitar avait étudié son dossier. Un dossier qu’avait préparé le prédécesseur du juge Bitar, Fadi Sawan, avait établi après avoir entendu le juge Maalouf en tant que témoin. En octobre 2021, le juge Bitar avait déféré ce dossier devant le parquet de cassation, seule juridiction compétente pour poursuivre les magistrats. La procédure s’est arrêtée là, le parquet n’ayant pas à ce jour engagé des poursuites contre M. Maalouf.
Une enquête immobilisée
Plus de deux ans après la tragédie, l’enquête est bloquée par de multiples manœuvres politiques et elle est actuellement suspendue en raison de différentes plaintes déposées contre le juge Bitar, notamment par les députés Zeaïter, Hassan Khalil et l’ancien ministre des Travaux publics Youssef Fenianos, qui sont tous poursuivis dans l’enquête et ont fait l’objet de mandats d’arrêt. Bien que faisant l’objet de poursuites en tant qu’ex-ministres, MM. Zeaïter et Khalil ont été réélus au Parlement en mai 2022. Le ministre sortant des Finances Youssef Khalil, qui est proche de Nabih Berry, a été accusé d’entraver l’enquête en ne signant pas les nominations judiciaires qui sont bloquées depuis plusieurs mois.
Début septembre, le Conseil supérieur de la magistrature avait décidé de nommer un juge d’instruction suppléant dans l’enquête sur l’explosion, mais cette mesure n’a jamais été appliquée, au grand soulagement des défenseurs du juge Bitar, qui souhaitent le voir reprendre les rênes de l’enquête.
commentaires (5)
....demander aussi a Israël...son avis dans le making ou organisation de ce génocide chez nous.?
Marie Claude
23 h 40, le 05 décembre 2022