La première de couverture de Mon Liban reprend dans une belle continuité les motifs des murs de deux restaurants d’Alan Geaam, des feuilles de vigne et des grenades. Les textes de Leslie Gogois, les clichés d’Emanuela Cino et le stylisme de Valéry Drouet permettent au lecteur une immersion réussie dans le parcours picaresque du chef étoilé. Dans ce beau livre de 250 pages, des clichés lumineux du quartier tripolitain où il a grandi accompagnent ses souvenirs personnels et culinaires, égrenés avec émotion. Mais c’est surtout à travers ses recettes de cuisine qu’Alan Geaam exprime ce qui détermine son rapport au monde et aux autres. Dans ses recettes traditionnelles qu’il dévoile, ses plats et ses desserts gastronomiques d’inspiration libanaise, la rigueur, la surprise et l’harmonie sont au rendez-vous. Du homard à l’arak au keshek à la truffe noire, en passant par les biscuits maamoul aux noix, aux dattes et aux coings, tout y est. « Cuisiner, c’est vouloir partager l’émotion d’un plat qu’on a goûté chez quelqu’un, les techniques sont importantes mais elles ne suffisent pas. Mon livre est une autre façon de partager mon expérience, à la fois culinaire et humaine », précise Alan Geaam avec un large sourire. La démarche vive et assurée, les cheveux attachés, en jeans noir et blouson kaki mettant en avant sa carrure d’athlète, celui qui aime répéter que ses deux muses culinaires sont sa mère et sa sœur entame avec entrain le récit de son parcours insolite, sans laisser la place à la moindre question. Le ton est donné : chef de cuisine, il est aussi le chef de la discussion. Lui qui s’appelait auparavant Azzam use par moments d’une déroutante troisième personne pour raconter comment il est devenu Alan.
Parcours d’un battant
« Je suis né au Liberia et j’ai grandi à Tripoli, dans le quartier de Sahet el-Tal près de l’horloge, entouré des casseroles de ma mère, qui est une grande cuisinière. Nous sommes des gens de peu, mais j’aimais mon quartier et ses vendeurs de rue qui proposaient des légumes de la montagne, des kaaks au fromage, ou des shawarmas dont je maîtrisais déjà l’assaisonnement et le croustillant dès mon plus jeune âge », raconte celui qui avoue avoir été attiré par la cuisine française depuis l’enfance. Après son service militaire dans les cuisines de la marine de Jounieh, le jeune homme se procure un visa pour l’Italie, mais il est renvoyé à Prague, la ville où il avait fait escale. Il passe alors quatre jours à l’aéroport dans des conditions lamentables avant de rentrer bredouille au Liban et de devenir livreur de pizza. En 1999, un passeur lui propose de l’acheminer en France, où il passe plusieurs mois sans papiers. « La journée, je travaillais sur des chantiers et le soir je faisais la plonge dans des restaurants. En parallèle, je m’exerçais à appliquer des recettes de cuisine glanées dans les magazines. J’ai fini par devenir chef dans un restaurant français, puis par ouvrir mon premier restaurant dans la plus vieille maison de Paris, l’auberge Nicolas Flamel, en 2007 », se souvient-il. En 2014, le restaurant Alan Geaam ouvre ses portes à son tour. Le chef va commencer à introduire des saveurs libanaises dans ses recettes gastronomiques. Le succès est fulgurant, consacré par une étoile Michelin en 2018.
« Ce sont les ingrédients libanais qui m’ont offert cette distinction, sans oublier la générosité de la France qui m’a accueilli. Puis je me suis lancé dans l’ouverture de deux restaurants libanais dans le troisième arrondissement, Qasti, un bistrot qui sert de la cuisine libanaise, puis Qasti Shawarma and Grill », poursuit l’infatigable gastronome, qui a transformé la rue Saint-Martin en petit Liban, avec en plus sa dekkéné, et son Faurn, boulangerie libanaise inaugurée depuis quelques semaines.
« Dans ma tête, je suis toujours un simple cuisinier »
À deux pas de l’église Saint-Nicolas-des-Champs, tôt le matin, le Faurn attire une clientèle nombreuse et impatiente, qui se presse devant la vitrine garnie de cookies aux dattes, de croissants au zaatar, de babkas (douceurs polonaises) à la fleur d’oranger, de viennoiseries aux pistaches, de cakes à l’eau de rose… Au fond, un grand four autour duquel s’affaire un boulanger, qui propose des manakiche aux truffes, halloumi, mozzarella et champignons, zaatar, burratina, tomates confites et roquette… Que les puristes soient rassurés, les versions plus classiques avec des crudités, de la labné et des olives sont bien là, et pour intensifier l’authenticité du petit déjeuner, les incontournables et indémodables Bonjus à l’ananas sont à disposition. Sur les murs, des photos du Tripoli contemporain, des façades d’immeubles, des ruelles des souks, la Mina… L’ambiance est festive et conviviale. « Le Faurn a une dimension populaire, et j’aime voir les Libanais s’y retrouver. Ce quartier symbolise pour moi toutes les Hara des villes libanaises », précise le chef étoilé. « Des clients entrent dans Qasti Shawarma and Grill et me disent que les lieux n’ont rien de libanais… Les clins d’œil sont discrets, comme les références GPS de mon quartier, les tables en bois de cèdre, ou bien la présence d’un drapeau stylisé. Même si mon four a été fabriqué à Naples de façon artisanale, il raconte bien mon histoire », avance-t-il, avant d’enchaîner sur ses projets à venir, et qui sont nombreux.
Après la prise en charge du restaurant d’un hôtel à Marseille et à Lausanne, Alan Geaam vient de signer un contrat avec un palace de Courchevel, le K2. « Il me tient à cœur de maintenir ce que j’ai construit, et de préserver une stabilité dans ma vie privée, avec ma femme Chloé et mes enfants. Dans ma tête, je suis un simple cuisinier, je n’ai pas changé », confie le chef étoilé, qui n’a pas oublié d’où il vient. « De nombreux Libanais travaillent avec moi, pas une personne n’a frappé à ma porte sans que je lui propose un emploi. Ce qui est déstabilisant, c’est qu’en France, je suis très médiatisé, mais quand je retourne à Tripoli, personne ne me reconnaît dans la rue », constate Alan Geaam, légèrement déconcerté. Mon Liban est disponible dans toutes les librairies en France. Au Liban, il est en vente à la librairie Antoine, la librairie Stephan et la librairie Orientale. L’occasion de faire connaître l’épopée culinaire d’un chef pugnace, créatif et visionnaire dans le pays de son enfance.
Bravo
11 h 05, le 18 décembre 2022