La périlleuse traversée piétonne du carrefour Gouraud-Georges-Haddad, vortex automobile au croisement d’une rue et d’une autoroute, me projette dans une autre dimension, une non-ville faite de vastes parkings vides et de bâtiments de luxe creux. À l’entrée de ce grand lieu vague qu’est devenu le centre géographique de Beyrouth, je me retrouve devant des portes scellées de taule et graffitées d’insultes en tout genre : le siège de l’Association des banques du Liban, LOL.
Oui ! « LOL ». Anglicisme, initiales de « Laughing Out Loud », symbole international du rire et du sarcasme, reconnu en 2011 par l’Oxford English Dictionary (en même temps que « OMG ») et en 2013 par Le Petit Robert (en même temps que « gloups »), le LOL est aujourd’hui intimement lié au système bancaire libanais. D’abord utilisé sur les messageries comme un rire généreux et sincère, il fait maintenant de plus en plus office de signe de ponctuation marquant le sarcasme en fin de phrase : « Ils m’ont volé tout mon argent, LOL. »
Au début des années soixante du vingtième siècle, l’Association des banques du Liban tenait son siège dans l’immeuble Tabet sur la place Riad el-Solh et donnait sur la rue dite des Banques. Cette rue qui a hébergé un certain nombre d’institutions financières est retrouvée intacte après la fin du conflit armé en 1990. Elle a été épargnée par les miliciens de tous bords alors que, tout autour d’elle, le reste du centre-ville a été entièrement ravagé par les combats. En 1982, l’Association déménage en périphérie et prend ses quartiers au centre Macarri, à Bourj Hammoud. Elle ne redeviendra qu’en 2001 au centre de Beyrouth, aujourd’hui désert, pour s’établir dans son siège actuel, à Saïfi, sur l’intersection entre l’étroite et longue rue Gouraud et la démesurément large et courte rue Georges Haddad. En plus de soixante ans d’existence, l’Association des banques du Liban s’est donc promenée le long de notre rue d’Arménie-Gouraud-Émir-Bachir, comme nous le faisons depuis le début cette chronique psycho-géographique.
Aujourd’hui, l’histoire d’amour des Libanais avec leurs banques est terminée. Pièces essentielles du système de corruption érigée en mode de gouvernement, leurs actionnaires sont souvent proches de l’oligarchie dirigeante, voire en totale collusion avec elle. Sur fond de crise de liquidité, elles ont établi un contrôle des capitaux officieux qui restreint les opérations des épargnants de manière opaque. Après la disparition de la majeure partie de leur épargne en devises à travers un brillant tour de passe-passe, les Libanais n’en sont que moins armés pour affronter la succession de plaies qui s’ensuivra : la dévaluation monstre de leur monnaie, l’explosion cataclysmique du port de leur capitale, et les pénuries en série. Faillites d’entreprises, problèmes d’approvisionnement en médicaments, hydrocarbures, blé et autres biens de première nécessité. On se demande si les hôpitaux pourront continuer de tourner, les ambulances de circuler, l’eau d’être pompée dans les réservoirs, les supermarchés d’être approvisionnés… on évoque même, dans la montagne, le spectre de la grande famine de 1915.
Aujourd’hui, l’Association, mais aussi sa soixantaine de membres, et la Banque du Liban, banque centrale qui chapeaute le système, en fait, l’ensemble du secteur bancaire libanais est retranché derrière palissades et barbelés. Pour protéger quoi ? des coffres vides, LOL. Coupé des gens qu’il est censé servir et qu’il a dépouillés, il ne donne plus sur aucune rue et symbolise le grand LOL qu’est devenu le capitalisme financiarisé du premier quart de ce XXIe siècle.
En forçant les déposants à retirer leurs dollars à un taux différent de celui du marché, l’oligopole bancaire libanais a, de facto, créé une nouvelle valeur monétaire. En effet, lorsqu’un épargnant souhaite retirer ses dollars (USD) en espèces, il ne peut plus les retirer qu’en livres (LBP) au taux fixe de 8 000 LBP/USD. Alors que, dans le même temps, le taux du marché chez un changeur en ville s’élève à près de 40 000 LBP/USD. Donc un dollar retiré d’un compte dans une banque libanaise = 8000/40000 = 0,2 USD sur le marché.
C’est-à-dire qu’un dollar déposé avant 2019 dans une banque libanaise a été converti de force dans une nouvelle devise de facto et ne vaut plus que 20 % de sa valeur initiale. Les épargnants ont donc subi une décote (un « haircut ») de 80 % sur leurs dépôts en devises. Cet état de fait a été décrit par l’économiste, et ancien chroniqueur Dan Azzi, qui a brillamment nommé ce dollar libanais : le « lollar », symbole monétaire LOL. Nommer un fait social ou économique lui donne chair et le fait exister aux yeux du monde. D’ailleurs, le lollar a aujourd’hui sa définition dans le célèbre Urban Dictionnary dont la devise est « Define Your World » (« définis ton monde »). Une définition qui reprend mot pour mot celle de l’ex-banquier libanais : « Un lollar est un dollar américain bloqué dans le système bancaire libanais. Il s’agit en fait d’une simple entrée informatique sans monnaie correspondante (…) Le symbole d’un lollar est LOL. »
Le LOL, c’est le hold-up le plus intelligent et le plus machiavélique de toute l’histoire des banques. Les dollars sont attirés dans le système bancaire libanais par des taux d’intérêt largement supérieurs à ceux pratiqués sur les marchés internationaux. En principe, une haute rémunération est liée à un risque élevé. Mais les banques libanaises ont profité d’un capital de confiance acquis au fil des années : elles ont bien survécu à la guerre du Liban de 1975-90, elles ont aussi été protégées des ravages de la crise des « subprimes » de 2008, elles en auraient même profité. Année après année, les dollars ont continué d’affluer alors qu’ils étaient utilisés (et non pas investis) pour financer (ultime aberration) les importations (hydrocarbures, médicaments, céréales, et autres…) d’un pays dont la balance commerciale est structurellement déficitaire. Une autre partie de ces dollars était versée en intérêts aux déposants et en dividendes aux actionnaires.
Ainsi, de chaque dollar déposé par un épargnant dans une banque libanaise, une partie était dépensée pour financer le mode de vie non durable des Libanais (un consumérisme), alors qu’une autre partie était redistribuée aux déposants et aux acteurs du système pour les anesthésier et les convaincre d’y déposer toujours plus de devises (une rente).
Ce consumérisme et cette rente sont les deux mamelles dont s’est alimentée la corruptocratie libanaise et qui ont conduit le pays à sa perte. Ce consumérisme et cette rente sont les deux mamelles qui alimentent le somnambulisme d’un monde qui vit au-dessus de ses moyens, consomme plus de ressources que celles dont la planète dispose et financiarise des rentes qui n’ont pas de contrepartie dans l’économie réelle, LOL.
Alors que la COP27 se termine tout juste en Égypte sur des conclusions décevantes, l’effondrement du Liban préfigure-t-il la grande apocalypse du système-terre annoncé et décrit par les rapports successifs des scientifiques du GIEC ?
Camille Ammoun est écrivain, consultant en politiques publiques et membre de Beyt el-Kottab. Dernier ouvrage : « Octobre Liban » (éditions Inculte, 2020).
Vous avez raison M. Ammoun, le mal libanais pourrait préfigurer le sort de l’humanité. Toutefois la différence est que le naufrage du Liban a bénéficié à une minorité (politiciens, banquiers…) alors que ‘la grande apocalypse du système terre’ n’épargnerait personne. Quant aux libanais, à part se plaindre de leur sort, ils ne donnent aucun signe de changement, cf. les dernières élections et ce qui a suivi !?
12 h 59, le 27 novembre 2022