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Idées - Beyrouth dans le monde

Mais qui donc est Georges Haddad ?

Mais qui donc est Georges Haddad ?

La rue Georges Haddad, le 28 octobre 2022. Photo Camille Ammoun.

Mais qui est donc ce Georges Haddad dont une ruelle du vieux Beyrouth portait le nom et qui se retrouve aujourd’hui à la tête d’une large avenue, d’un tronçon d’autoroute urbaine ? Georges Haddad pourrait-il être n’importe lequel d’entre nous ?

Après une recherche rapide sur internet, et la consultation de quelques personnes, sur Georges Haddad, je ne trouve rien. Et pourtant, une large mais courte coulée de bitume porte son nom et relie le bassin numéro un du port de Beyrouth à l’avenue Fouad Chehab au niveau du Ring. Le Ring qui est, comme son nom l’indique, un projet de boulevard périphérique entourant Beyrouth. Jamais réalisé, excepté dans sa portion qui traverse la ville d’est en ouest, il est aujourd’hui réduit à un vaste carrefour, et le toponyme « Ring » ne fait plus référence qu’à une zone de quelques centaines de mètres carrés. Un point sur une carte qui reste dans l’imaginaire des Beyrouthins leur « check-point Charlie », symbole et cicatrice de la division physique autant que politique de leur ville, de leur pays, de leur société.

Du Ring au port donc, cette large artère coupe perpendiculairement notre rue Gouraud et entrave notre marche. Mais revenons à Georges Haddad. Si je ne trouve rien sur celui qui est pourtant à la tête d’un axe incontournable du système de circulation automobile de la capitale, c’est qu’avant la destruction du centre-ville de Beyrouth par son entreprise de reconstruction, la rue Georges Haddad n’était que l’une des ruelles qui formait son dense tissu urbain. Comme la ruelle Youssef Hani, par exemple, qui lui est parallèle côté est et dont personne ne parle jamais, ou la rue Saïd Akl, côté ouest. Si le poète Saïd Akl est certes plus connu que Youssef Hani (sur lequel je ne trouve d’ailleurs rien non plus), peu de Beyrouthins sauraient localiser la rue qui porte son nom. Youssef Hani ou le bien moins anonyme Saïd Akl auraient tous deux pu connaître le destin de Georges Haddad. Mais le capitalisme immobilier et l’urbanisme financiarisé qui placent les intérêts du capital au-delà de l’intérêt des habitants en ont décidé autrement et c’est la modeste rue Georges Haddad du vieux Beyrouth qui fut transformée par Solidere en avenue.

Solidere, on l’oublie, est l’acronyme de la Société libanaise pour le développement et la reconstruction. Société foncière bien mal nommée puisqu’elle a sans doute démoli plus de bâtiments qu’elle n’en a construits. Le centre-ville de Beyrouth a été détruit par la guerre du Liban mais pas rasé. Rasé, il le fut après la fin des combats, dans les années quatre-vingt-dix par son entreprise de reconstruction qui a aussi taillé à la hache notre petite rue Georges Haddad. De la ruelle elle fait alors une avenue pour séparer le vrai du faux, le toc de l’authentique, le neuf du décrépit, Beyrouth de Solidere qui doit être clinquant pour que payent les investisseurs.

Lors des grandes manifestations d’octobre 2019, je me souviens avoir lu sur un mur de l’une des rues conduisant à la place des Martyrs un tag affirmant, revendiquant : « Le nom de ce lieu est al-Balad, pas Solidere ». Mais, il faut bien admettre qu’aujourd’hui, le « centre-balad » de Beyrouth est partout sauf en son centre géographique. Solidere, en le rasant, a transformé le centre-ville de Beyrouth en périphérie, le centre-ville en centre-vide. Peut-être était-elle indispensable sur le papier pour réhabiliter une ville ravagée par quinze ans de guerre, mais elle y a finalement défait tout ce qui faisait ville en oblitérant arbitrairement des quartiers entiers, et en muséifiant tout aussi arbitrairement un hypercentre où se mure aujourd’hui un pouvoir retranché, illégitime et inique.

Souvenez-vous, nous avons débuté cette marche sous le soleil de midi entre les deux décharges puis nous avons traversé le rond-point de Dora et débouché dans un quartier bigarré de travailleurs, en fait surtout de travailleuses venues d’Éthiopie, du Sri Lanka ou des Philippines. Dans cette première portion de rue on entend parler amharique, cingalais et tagalog, mais ici la « lingua franca » est une sorte d’arabe créole en formation parsemé de perles linguistiques. Au-delà de ce brassage, ces femmes sont la partie visible des dizaines de milliers de travailleuses domestiques migrantes dont les contrats sont exclus de la loi libanaise du travail et qui vivent sous le régime esclavagiste de la « kafala » dans l’intimité du cadre familial de leur employeur.

Quelques mètres plus loin, c’est progressivement l’arménien de Bourj Hammoud qui se mélange à un arabe dont les erreurs de genre ont fait la notoriété et au turc pour ceux qui s’aventurent chez les plus anciens artisans de la rue Arax perpendiculaire à la nôtre, ici d’Arménie, et qui évoque un lointain fleuve frontière. Passé le pont bossu du fleuve de Beyrouth, ce sont alors le français et l’anglais qui viennent progressivement remplacer l’arménien pour se mélangent à l’arabe dans les cafés et les bars des quartiers gentrifiés de Mar Mikhaël et de Gemmayzé.

Puis nous voilà poursuivant notre marche, traversant la rue Georges Haddad qui fut donc un jour étroite et son carrefour indécent qui écrase le piéton comme la corruption écrase le citoyen. Parce que, alors que l’automobiliste est déjà un consommateur, le piéton représente le citoyen dans sa plus simple expression – dans son plus simple appareil, serait-on tenté de dire –, vulnérable dans sa chair, fragile, petit, mais tellement puissant lorsqu’il s’agglomère et se transforme en manifestant.

De l’autre côté de cette entaille faite dans la chair de la ville, la rue Gouraud, dans sa partie reconstruite, change de texture, elle perd son âme. Ici, le texte urbain de cette longue rue se défait. De lieu historique, stratifié, habité, en franchissant ce carrefour immense, notre rue se transforme en non-lieu. Ici, plus rien n’attire le regard, rien n’interpelle, rien ne surprend sinon la brutalité avec laquelle, en quelques pas, on passe d’un monde à l’autre, de la ville à la non-ville, de Beyrouth à Solidere. Ici s’arrête la flânerie et commence la marche objective, neutre, désintéressée des espaces qu’elle traverse. La marche devient objective en tant qu’elle ne peut plus être un but en soi, mais nécessite pour exister de se fixer un objectif en dehors d’elle-même.

Ici, la ville n’est plus. Et après avoir entendu des mots dits pleins d’accents, des phrases en arabe matinées d’amharique, de cingalais, de tagalog, d’arménien, de turc, d’anglais, de français, de toutes ces langues libanaises qui se métissent et se greffent les unes aux autres le long de cette rue beyrouthine, de cette rue monde, après avoir entendu tout ça, en passant la rue Georges Haddad, tout d’un coup, c’est le silence. Nous n’entendons plus que le vent et les voitures qui passent. Parce que, dans le centre-vide de Beyrouth, personne n’habite, personne ne marche, personne n’échange… personne ne vit.


Camille Ammoun est écrivain, consultant en politiques publiques et membre de Beyt el-Kottab. Dernier ouvrage : « Octobre Liban » (éditions Inculte, 2020).

Mais qui est donc ce Georges Haddad dont une ruelle du vieux Beyrouth portait le nom et qui se retrouve aujourd’hui à la tête d’une large avenue, d’un tronçon d’autoroute urbaine ? Georges Haddad pourrait-il être n’importe lequel d’entre nous ? Après une recherche rapide sur internet, et la consultation de quelques personnes, sur Georges Haddad, je ne trouve rien. Et pourtant,...

commentaires (2)

Merci de nous rappeler qu il y a un droit de circulation pour le piéton et que la ville devrait être accessible à tous a pieds ou en poussette ou en chaise roulante. Qui de nos gouverneurs oserait il ouvrir les portes de la ville?? Aucun .merci pour cet article

Me Myriam JABRE 3769

08 h 36, le 18 novembre 2022

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Commentaires (2)

  • Merci de nous rappeler qu il y a un droit de circulation pour le piéton et que la ville devrait être accessible à tous a pieds ou en poussette ou en chaise roulante. Qui de nos gouverneurs oserait il ouvrir les portes de la ville?? Aucun .merci pour cet article

    Me Myriam JABRE 3769

    08 h 36, le 18 novembre 2022

  • Ce ne serait pas la rue des najjarines?

    G M

    22 h 44, le 10 novembre 2022

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