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Rousseau et les dérives de la science

Rousseau et les dérives de la science

Si elle est utilisée à bon escient, la science peut être une source infinie de bienfaisance. Photo d’illustration Bigstock

Selon Jean-Jacques Rousseau, le progrès scientifique a fait de l’homme un esclave qui dépend des machines et des outils. Il suggère que « nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Aussi, il déplore « l’aveuglement de l’homme qui, pour nourrir son fol orgueil et je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les misères dont il est susceptible et que la bienfaisante nature avait pris soin d’écarter de lui ». Cette opinion de Rousseau va paradoxalement à contre-courant des pensées du siècle des Lumières dont il est lui-même issu. D’ailleurs, elle lui vaut de nombreuses railleries de la part de Voltaire qui lui écrit entre autres la chose suivante : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain (…) On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »

Cependant, d’une certaine façon, le raisonnement de Rousseau n’est pas complètement erroné. Avec l’avènement fulgurant de la technologie numérique de pointe, notre environnement se métamorphose à un rythme effarant et effrayant. Nous sommes aujourd’hui sous l’emprise des monstres qui sont ironiquement les fruits de notre propre ingéniosité humaine. Pire, nous devenons de plus en plus semblables à ces avatars anesthésiés et désensibilisés que nous avons nous-même conçus et produits. Nos traditionnelles valeurs avenantes et bienveillantes, comme la bonté, l’humilité et la générosité, s’éclipsent pour laisser place à de nouvelles valeurs disgracieuses et ombrageuses, comme l’indifférence, l’intolérance et la divergence. La triste réalité est que cette métamorphose nous dérobe de notre humanité, et, de facto, nous rabaisse et nous enlaidit.

Il suffit de se pencher sur les pratiques contemporaines du travail aux États-Unis pour connaître l’ampleur du désastre. Selon le New York Times, de très nombreuses entreprises américaines utilisent des procédés numériques de suivi en temps réel pour mesurer la productivité de leurs salariés. Dans de nombreux secteurs, la surveillance électronique est omniprésente, comme les caissiers de magasin, les chauffeurs de camion et bien d’autres emplois similaires. Cette surveillance n’est pas sans conséquences. En effet, des sanctions sévères sont prévues (réprimande, baisse de salaire et éventuellement mise à la porte) au cas où la productivité du travailleur s’avérerait insatisfaisante.

La surveillance numérique hypercontrôlée se répand rapidement également dans les emplois qui nécessitent des diplômes d’études approfondies. En médecine, certains radiologues sont contrôlés par des tableaux de bord qui indiquent leur emploi du temps ainsi que leurs rendements par rapport à ceux de leurs collègues. Dans le domaine de la finance ou du droit, il est devenu pratique courante de surveiller de façon continue les correspondances téléphoniques et électroniques des journaliers. Dans un tel contexte de pression et de tension, la chaleur humaine devient de plus en plus glaciale. Il n’est donc point surprenant d’entendre les employés se plaindre que leurs conditions de travail sont malsaines et inhumaines. Indéniablement, elles leur confèrent de terribles souffrances, tant au point de vue physique que psychique.

Dans une autre perspective, Rousseau pense que la médecine ne sauve pas les hommes ni ne rallonge leur espérance de vie. Bien au contraire, il insinue que les effets de la médecine sont pervers. Selon lui, si l’homme se rapprochait de la nature, il n’aurait pas besoin d’avoir recours à la médecine pour la simple raison que de nombreuses maladies contemporaines sont engendrées par une société contemporaine fortement souillée et spoliée par les progrès scientifiques. En d’autres termes, l’homme moderne est plus faible que l’homme sauvage, au même titre que l’animal domestique est plus chétif que l’animal sauvage.

Vu sous cet angle, Rousseau sous-estime grandement les effets salutaires de la science. D’ailleurs, l’histoire nous présente des évidences claires et certaines que la science en elle-même n’est pas un phénomène intrinsèquement malfaisant. Bien au contraire, si elle est utilisée à bon escient, elle peut être une source infinie de bienfaisance. De nombreuses inventions scientifiques ont en effet contribué à l’amélioration de la condition humaine dans de plusieurs secteurs, que ce soit aux niveaux de l’éducation, de la santé, du confort et de la sécurité.

Spécifiquement, avec les progrès et les découvertes scientifiques, l’homme a pu construire des ponts et des maisons, des bateaux et des hôpitaux, des avions et des plantations, des écoles, des bricoles de tout genre, pour améliorer les conditions humaines et ainsi préserver les vies. Il a aussi pu découvrir les remèdes et les vaccins qui soulageant les souffrances et prolongent la vie. De surcroît, il a pu transplanter des cœurs et des organes humains. D’ailleurs, les statistiques sur l’espérance de la vie humaine sont pertinentes et éloquentes : avant les années 1800, la durée de vie moyenne d’une personne ne dépassait pas les 40 ans. Aujourd’hui, l’espérance moyenne de la vie humaine oscille autour des 75 ans.

En somme, c’est l’abus de la science dont il faudrait vraiment se méfier. En effet, les dérives de la science dérobent l’homme de son plus précieux trésor, à savoir son âme. La question seyante qu’il faudrait donc se poser est de savoir comment rectifier le parcours de la science pour que nous puissions jalousement sauvegarder notre humanité et notre sérénité. En guise de réponse, il suffit de se souvenir de l’aphorisme de Rabelais, qui énonce pertinemment la chose suivante : « Une science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Que ce soit au travail, au foyer ou ailleurs, il faudrait mettre en exergues les valeurs nobles, comme l’amour et l’humour, la compassion et la compréhension, l’empathie et la sympathie. Elles constituent les bases saines des relations humaines. À tout le moins, elles nous confèrent des protections indispensables contre les dérapages toxiques de la science.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Selon Jean-Jacques Rousseau, le progrès scientifique a fait de l’homme un esclave qui dépend des machines et des outils. Il suggère que « nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Aussi, il déplore « l’aveuglement de l’homme qui, pour nourrir son fol orgueil et je ne sais quelle vaine admiration de...
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