« Nous vivons un jour historique. » Depuis le palais de Baabda, l’émissaire américain Amos Hochstein a fait jeudi une description dithyrambique de l’accord de démarcation de la frontière maritime entre le Liban et Israël, conclu sous sa médiation. Négocié pendant plusieurs années et signé jeudi, il est en effet perçu comme ayant profité aux deux côtés, mais aussi aux acteurs locaux impliqués dans les pourparlers. L’Orient-Le Jour propose un tour d’horizon des principaux bénéficiaires du texte.
Le Liban
Est-ce un bon accord pour le pays du Cèdre ? La question fait débat parmi les spécialistes. D’un côté, le Liban a renoncé à ses prétentions sur la ligne 29, qui pouvait lui permettre de revendiquer 1 430 km2 supplémentaires et une partie du champ de Karish, que l’on sait riche en hydrocarbures. De l’autre, il a obtenu l’ensemble de la zone qu’il revendiquait, officiellement délimitée par la ligne 23, et l’ensemble des droits d’exploitation du champ de Cana, toujours inexploré.
Aussi, sur le plan économique, rien ne garantit que ce soit l’aubaine promise par la classe dirigeante libanaise à ses citoyens. D’abord, parce qu’il faudra plusieurs années pour qu’une découverte potentielle – ce qui reste incertain – ne devienne lucrative. Ensuite, les projections les plus optimistes estiment que le Liban pourrait compter au mieux sur un revenu allant de 6 à 8 milliards de dollars et répartis sur une durée de 15 ans. Enfin parce qu’une partie des bénéfices potentiels de l’exploitation du champ de Cana devront être reversés, via TotalEnergies, à Israël, puisqu’une partie du champ se trouve dans sa Zone économique exclusive (ZEE).
Sur le plan diplomatique et géopolitique, le Liban sort toutefois renforcé par l’accord. Après sa signature, Beyrouth apparaît comme un acteur plus fiable sur la scène internationale. Le président américain Joe Biden s’est ainsi félicité mercredi de la signature imminente de l’accord, rappelant qu’il avait fallu du « courage » de la part de deux pays pour le conclure. De même, Paris a salué à plusieurs reprises la conclusion du texte. Ces discours ne sont pas anodins à un moment où le Liban a besoin d’une aide internationale en urgence pour sortir de sa crise. Enfin et surtout, en créant un intérêt économique commun entre le Liban (y compris le Hezbollah) et Israël, l’accord éloigne la perspective d’une nouvelle guerre entre les deux voisins et devrait permettre de stabiliser un peu plus la frontière sud.
Israël
Du côté de Tel-Aviv, l’accord est également perçu comme une victoire. Même si l’État hébreu a cédé formellement aux revendications officielles libanaises (la ligne 23) et permis au Liban d’exploiter l’intégralité du champ de Cana, il sera compensé financièrement. De plus, en attendant un accord sur la frontière terrestre, c’est la ligne des bouées, considérée comme un enjeu sécuritaire pour Israël, qui trace la frontière entre les deux pays sur 6 kilomètres avant de rejoindre la ligne 23. Surtout, Israël pourra commencer à extraire du gaz du champ frontalier de Karish et le commercialiser sans être inquiété par les menaces du Hezbollah. Le parti de Dieu avait à plusieurs reprises menacé de bombarder les installations israéliennes si l’État hébreu entamait l’exploitation de ce champ avant de résoudre le litige avec le Liban.
Sur fond de guerre russe contre l’Ukraine, et alors que le monde occidental est en quête de fournisseurs gaziers capables de réduire sa dépendance au gaz russe, Israël espère pouvoir tirer d’importants gains économiques de l’accord. Tel-Aviv profite également des promesses de stabilité sur sa frontière nord, alors que le pays traverse depuis plusieurs années une crise politique intense qui le pousse à tenir de nouvelles élections tous les quelques mois. L’accord conclu à seulement une poignée de jours des prochaines législatives israéliennes pourrait d’ailleurs profiter au Premier ministre sortant, le centriste Yaïr Lapid. Car malgré les critiques sévères de la droite israélienne, conduite par l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahu, qui accuse le gouvernement d’avoir cédé aux menaces du Hezbollah, les sondages d’opinion montrent qu’une grande partie des Israéliens soutiennent l’accord.
Michel Aoun
Sur la scène libanaise, c’est le grand gagnant de l’accord. Le président de la République Michel Aoun a repris le dossier en main depuis 2020 et voulait à tout prix parvenir à un accord, afin de sauver son mandat marqué par de multiples crises. Le texte a été principalement négocié par ses proches, le vice-président de la Chambre Élias Bou Saab en tête. Le président a également réussi à priver ses principaux adversaires de cette victoire, principalement le président du Parlement Nabih Berry, parrain de l’accord-cadre qui a mis le dossier sur les rails. Le président a également coupé l’herbe sous les pieds de l’armée libanaise, qui se chargeait des négociations jusqu’en décembre 2020, avant qu’elles ne soient interrompues sur fond de désaccords entre les deux pays. L’armée s’accrochait alors à la ligne 29 qu’elle estime revenir de droit au Liban.
C’est partant de cet impératif qu’avait été rédigé l’amendement au décret présidentiel 6433 visant à corriger la carte transmise par le Liban à l’ONU en 2011. Sauf que ce décret a été remis dans le tiroir par le président Aoun. En privant le commandant en chef de l’armée Joseph Aoun de ce succès, il s’assure que ce dernier ne pourra pas exploiter ce capital politique pour servir de potentielles ambitions présidentielles. Le général est en effet perçu comme un sérieux présidentiable, au grand dam du gendre du président, Gebran Bassil, qui se décrit comme le « candidat logique » au poste.
Le Hezbollah
Le Hezbollah sort-il ou non renforcé de l’accord ? Là aussi, la question fait débat. D’un côté, le parti de Dieu table sur l’exploitation du gaz offshore par le Liban pour sortir le pays de la crise économique qui impacte fortement la communauté chiite et qui a conduit le pays à une polarisation accrue autour de ses armes. Une grande partie de l’opposition accuse en effet le Hezbollah, et son arsenal, d’être responsable de l’isolement du Liban sur la scène internationale et du blocage de toute aide à même de le sortir de la crise. Le Hezbollah présente également l’accord comme une victoire stratégique, puisqu’il affirme que ses menaces de recourir à l’escalade militaire ont fait plier l’État hébreu. Toutefois, l’accord met le parti de Dieu dans l’embarras, puisque pour beaucoup il s’agit d’une forme de reconnaissance de l’État Israël. Le Premier ministre israélien a d’ailleurs affirmé jeudi que « cet accord constituait une reconnaissance de fait » par Beyrouth. Ce à quoi le secrétaire général du Hezbollah a vite rétorqué, assurant que l’accord n’était pas « un traité international ni une reconnaissance d’Israël ». Même s’il se tient derrière l’État libanais, le Hezbollah a donné son feu vert à cet accord. Cela peut renforcer son influence au Liban et améliorer ses relations avec les Occidentaux. Mais dans le même temps, la formation pro-iranienne perd une partie de son crédit en tant que force de « résistance » à Israël.
C’est un pari sur l'avenir que le Liban joue avec les gisements d'hydrocarbure, mais historiquement et malheureusement les paris à la libanaise sont toujours perdants au profit des croupiers qui mènent le jeu.
11 h 25, le 28 octobre 2022