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Nos Lecteurs ont la Parole

Le suicide, remords de l’humanité

Le suicide, remords de l’humanité

Photo d’illustration Bigstock

800 000 morts par an ! C’est le chiffre macabre des tentatives de suicide qui aboutissent à la mort. 800 000 destinées fauchées par ce qui est la seule réponse que l’on trouve souvent devant l’impasse à laquelle aboutit notre douleur. On ne le dira jamais assez, on ne se suicide pas pour mourir, mais pour échapper à la souffrance, à une souffrance devenue si inextinguible, si inapaisable que la seule solution que l’on entrevoit est de mettre fin à ses jours.

Là où le bât blesse, ce n’est pas seulement par ce chiffre effrayant – un mort dans le monde toutes les 40 secondes –, mais par notre carence à savoir détecter plus tôt les signes alarmants qui devaient nous laisser suspecter un passage à l’acte mortifère. Car souvent notre banalisation n’a d’égale que les multiples signes que les futurs morts nous ont laissés.

Il y a tout d’abord cette phrase terrible : « Il en parle, mais il ne le fera jamais. » Ce sont ces mots qui tuent plus que l’acte lui-même. Car en matière de suicide, il n’y a aucune place pour la négligence. Une personne qui le dit, même si elle le feint, peut passer à l’acte. Et si on ne prête pas attention à une première tentative échouée, la seconde fois, la personne montera d’un cran, et le pire peut dès lors arriver.

Il y a aussi cette expression que l’on entend souvent : « Il est mort par suicide, mais rien ne laissait présager qu’il allait le faire. » Faux et archifaux. Tout suicide digne de ce nom est précédé de signes éloquents tels que l’isolement, l’agitation anxieuse, un changement de comportement, une consommation accrue d’alcool ou de drogues… Quand ce ne sont pas des messages verbaux directs : « Je n’ai plus le goût de vivre », « Je vais en finir avec tout ça » … ou indirects : « Je suis à bout », « Je n’en peux plus », « J’ai peur de ce que je vais faire », « Bientôt vous allez avoir la paix »… C’est pour nous dédouaner qu’on assène cette vérité encore plus tragique : « Rien ne le laissait entrevoir... »

Si on avait entendu, vu, cru ou soupçonné, en sortant des sentiers battus, des fausses idées, des certitudes de la pensée, on aurait pu éviter l’inévitable. Saisir l’insaisissable, comprendre les motivations, intégrer ce qui fait si mal, voire trouver le ou les coupables, sont des questionnements qui reviennent constamment. Tentative de rationalisation sur ce qui reste dans beaucoup de cas incompréhensible, voire inacceptable, car comme le disait si bien Albert Camus : « Le suicide est la seule question philosophique qu’on ne pourra jamais comprendre. »

Le roman de Sami Richa a été publié en 2021. Photo DR

Mais il n’y a pas que ces 800 000 morts par an. Il y en a vingt fois plus en matière de tentatives avortées de suicide et les urgences des hôpitaux regorgent de gens qui arrivent en ayant essayé une première ou encore une fois. C’est là qu’il faut prendre les choses au sérieux, sonner l’alarme, imposer des soins et surtout montrer qu’on a de l’empathie. Peu de soignants le font et que de personnes ayant essayé une fois sont rentrées bredouilles chez elles, se promettant des lendemains moins joyeux…

Crise du Covid oblige, on a vu exploser depuis deux ans aux urgences de l’Hôtel-Dieu des automutilations de corps, des lacérations de peau, des overdoses médicamenteuses, à un point jamais égalé. D’une à deux tentatives par semaine, on est passé à une tentative par jour en deux ans ! Et encore, ce ne sont que les chiffres d’un seul hôpital !

Avec un point d’orgue, ce sont surtout de très jeunes adolescents qui le font de plus en plus !

On peut longtemps méditer sur les causes et elles sont nombreuses. Mais dans notre pays, c’est surtout l’accumulation de désespoir, voire de désespérance qui offre un plateau en or pour notre détresse collective. Au naufrage de notre nation, on peut facilement ajouter la dépression de ses individus.

Car, il faut le reconnaître, peu de peuples ont connu au même moment ou presque, une pandémie mortelle, une déliquescence économique, une destruction de la moitié d’une ville, des frustrations au quotidien et, surtout, surtout, une absence totale de projection pour l’avenir. C’en était trop pour notre cerveau ! C’en était trop pour notre psyché !

Bref, on a réussi à réunir les ingrédients pour la mélancolie de tout un peuple !

Il n’en faut pas beaucoup pour rendre un homme triste au Liban, puisque par je ne sais sur quels critères, nous avons été classés deuxième peuple le plus malheureux du monde !

Émile Cioran disait du suicide en 1952 dans Syllogismes de l’amertume : « N’est-il pas inélégant d’abandonner un monde qui s’est mis si volontiers au service de notre tristesse ? »

Dès lors, comment expliquer ce geste ? Le phénomène suicide est dans la nature, on le retrouve partout, chez les animaux autant que chez les êtres humains. Volontiers ubiquitaire, on s’étonne de voir qui l’a fait, tant la liste est longue, tout le monde peut s’y retrouver, du prêtre à l’enfant, de l’adolescent à la mère de famille, de l’époux aimant au chômeur délaissé. Tout le monde peut y passer. Égaux devant la mort, on l’est également devant son antichambre, le suicide.

Le suicide n’est pas un pis-aller, ni une fatalité. Il est avant tout profondément pathologique, émanant d’un cerveau malade, d’une réalité vicieuse, d’une condition dolente. Ne voir dans un tel acte qu’une démarche immorale chercherait ànous protéger, à se dire qu’on ne le fera pas parce qu’on n’est pas des dépravés. Une telle vision, égoïste, est totalement surannée et obsolète.

Ne surtout pas y voir non plus un acte de lâcheté. Peu de personnes sont courageuses autant que les suicidants. On peut le prendre sur soi-même. Une simple blessure nous met dans l’embarras total. Que serait attenter à soi-même, à son propre corps ? Maupassant n’affirmait-il pas : « Le suicide ! Mais c’est la force de ceux qui n’en ont plus, c’est l’espoir de ceux qui ne croient plus, c’est le sublime courage des vaincus » ? Mais là aussi, en pensant à la lâcheté et au courage, c’est comme si on donnait un choix à la personne qui se suicide. Or une personne ne se suicide pas par choix, mais par manque de choix.

S’il est prévisible, serait-il possible de se prémunir contre le suicide ? Dans ce sens, tout a été avancé et peu de réussites ont été retrouvées avec les différents programmes de prévention dans le monde. Une des rares avancées, et non des moindres, a été la création d’une ligne verte. Que cela signifie-t-il ?

Que lorsque la personne est au bout du rouleau, désemparée, en proie à toutes les désillusions du monde, lui parler à l’autre bout du fil, et surtout lui donner rendez-vous, peut la laisser réfléchir à son acte et peut-être revoir son projet de mort. L’écoute est une arme merveilleuse contre le suicide, mais, évidemment, une écoute avec tact, bienveillante, faite de compréhension. Les répliques du genre « que va-t-on penser de toi, de nous ? » ou « tu es une personne croyante, comment ferais-tu cela ? » n’ont aucun impact positif, au grand dam de ceux qui les avancent, et ne sont nullement dissuasives. Bien au contraire, elles enfoncent davantage dans la culpabilité la personne qui déjà est en mode « vision en tunnel », c’est-à-dire incapable de sortir de ces fantômes qui la hantent.

Certains pays n’ayant pas trouvé dans la médecine de réponse aux souffrances humaines intolérables ont avancé des lois pour permettre ce qu’on appelle désormais « le suicide assisté ». Soit se faire aider par un médecin pour mourir. C’était oublier que quatre-vingt-dix pour cent de ceux qui demandent à mourir pour soulager leur vécu souffrent de dépression ! La dépression, un mal de mieux en mieux identifiable, une maladie de la modernité. Avant, au siècle passé, la dépression entrait dans la catégorie des psychoses et des névroses, mais c’est au cours du XXe siècle qu’elle s’individualise, et la prévalence s’accentue ces dernières décennies jusqu’à devenir la maladie la plus répandue, une des plus fréquentes du monde, deuxième cause de morbidité selon l’Organisation mondiale de la santé. C’est à partir du moment où l’homme s’est affranchi pour acquérir davantage d’autonomie que la dépression explose exponentiellement en fréquence. Maladie de l’individualisme, la dépression doit aussi sa forte progression à la quête effrénée du bonheur chez l’homme, bonheur tellement recherché, tellement voulu que le désenchantement est souvent au rendez-vous !

Si de nos jours, avec les avancées thérapeutiques, on sait bien traiter trois dépressions sur quatre, il nous échappe encore un bon quart de malades. Ceux-là représentent le défi du futur. Devant une telle impasse, proposer l’ultime mort par « suicide assisté » devient une hérésie de l’esprit. Car quel humain, quel scientifique, quel médecin surtout peut raisonnablement avancer que les souffrances sont devenues tellement fortes, si insupportables qu’on ne peut plus rien et qu’il faut passer au trépas ?

La seule réponse possible au suicide est une attitude de reconnaissance de la souffrance humaine, souffrance qui peut prendre toutes les allures et dont la réponse correcte et ultime ne peut être qu’une prise en charge médico-

psychologique, basée sur l’empathie et la compréhension de ce qui a pu mener l’homme à aller au plus profond de l’abîme.

Un dernier point où le suicide tape fort à nos portes et qui semble particulièrement douloureux. Les taux de suicide sont très élevés dans certains groupes vulnérables confrontés à la discrimination, tels que les réfugiés et les migrants, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres (LGBT) et les prisonniers. C’est « la double peine ». Car si le premier facteur de risque reconnu du suicide est d’avoir fait une tentative antérieure, ce qui laisse un gros risque de récidive, la stigmatisation est un fort paramètre de passage à l’acte suicidaire. On se suiciderait à cause des autres, du regard des autres. Cela amène à avoir une double peine, la discrimination et la déprime à cause de cette discrimination. Là aussi, le suicide est évitable, n’étaient notre incompréhension, notre négligence, notre capacité de rejet de l’autre quand il ne nous ressemble pas…

Alors, évitable le suicide ? Bien entendu. Cette condition peut être même éradiquée. Pour cela, il faut mettre en place tous les dispositifs de prévention du suicide. Mais au-delà, créer une culture de santé mentale, une culture d’écoute, de respect, d’humilité devant la souffrance des autres. Cela suppose souvent un programme d’État. Si dans notre pays, l’État est effiloché, absent de toutes ces questions sociétales, il y aura de quoi souvent se suicider deux fois. Un jeune adolescent, complètement abasourdi par ce qui arrive autour de lui dans notre pays, me disait dans mon cabinet, après avoir essayé en vain de multiples fois d’attenter à sa vie : « À défaut de profiter de la vie, mourir tôt pour profiter de la mort ! »

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.

800 000 morts par an ! C’est le chiffre macabre des tentatives de suicide qui aboutissent à la mort. 800 000 destinées fauchées par ce qui est la seule réponse que l’on trouve souvent devant l’impasse à laquelle aboutit notre douleur. On ne le dira jamais assez, on ne se suicide pas pour mourir, mais pour échapper à la souffrance, à une souffrance devenue si inextinguible,...
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