« Malheureusement, de l’accord de Taëf, chacun a appliqué ce qui faisait son affaire. Ils n’ont toujours pas compris qu’en trente ans, ils ont détruit le pays, et qu’ils continuent de le faire. » Le Liban, l’état de décomposition de ses institutions, la perversité de certains acteurs politiques, la corruption endémique n’ont plus de secrets pour l’homme qui a modéré la rencontre de prière ayant réuni au Vatican les patriarches et chefs religieux orientaux, le 1er juillet 2021. Et c’est avec une tranquille lucidité qu’à la veille de son départ pour le Mexique, sa nouvelle affectation, le nonce apostolique Joseph Spiteri, en observateur de la scène politique libanaise, s’est livré pour L’Orient-Le Jour au candide jeu de la vérité.
Réaliste, pragmatique, mais en homme de foi, Mgr Spiteri a donc répondu à nos questions, et d’abord à celle que tout le monde se pose : pourquoi le pape François ne s’est-il plus rendu au Liban ?
Pour Joseph Spiteri, c’est tout simplement un problème de santé qui a compromis le voyage. « Tout le monde a vu qu’il ne pouvait pas marcher, qu’il a dû annuler ses voyages au Liban et au Soudan. Heureusement, le traitement prescrit a commencé à donner de bons résultats. Mais il ne va quand même pas venir en plein milieu de l’élection présidentielle ! Il viendra en temps utile, ultérieurement. »
Beaucoup pensent que le pape a ajourné sa visite parce qu’il n’endosse pas la campagne en faveur d’un statut de neutralité internationale pour le Liban et qu’il est très critique d’un clergé maronite libanais qui vit dans le luxe, alors que l’écrasante majorité du peuple des fidèles vit dans la gêne, sinon dans la pauvreté.
« Le pape ne ménage pas ses critiques au clergé, répond Joseph Spiteri. Il vient de le refaire en s’adressant aux cardinaux nouvellement créés, auxquels il demande de ne pas se prendre au jeu de leurs titres, quand on les appelle “votre Éminence”, et de rester proches des petits. Les critiques du pape sont générales. Il dénonce clairement toutes les situations d’infidélité à l’Évangile, comme le cléricalisme ou la mondanité. À chacun de faire son examen de conscience. »
« Au sujet de la neutralité, enchaîne le nonce, vous devez avoir constaté que ce terme ne figure dans aucun document émanant du Saint-Siège. Car dans le contexte où il est utilisé, ce terme a été perçu comme dirigé contre le Hezbollah. Or le Hezbollah, comme tous les partis libanais, se dit souverainiste, et son avis ne peut pas être exclu du dialogue interne. En revanche, on sait aussi que la neutralité est aux fondements du Liban du pacte national, du Liban qui n’est “ni d’Orient ni d’Occident”. On peut interpréter cela négativement, mais on peut le faire positivement. Tout comme le Liban est la porte de l’Orient, il est la porte de l’Occident. L’ouverture est dans l’ADN du Liban. Il faut continuer dans cette logique, même s’il faut la redéfinir sur de nouvelles bases. Mais attention : “L’avenir ne sera pacifique que s’il est commun”, a rappelé le pape au cours de la journée de prière pour le Liban du 1er juillet 2021. »
Chercher à comprendre
« Cela dit, avec le Hezbollah, nous sommes en présence d’une idéologie religieuse. Le Vatican cherche à la comprendre. Dialoguer ne signifie ni que l’on est d’accord ni qu’il va y avoir accord, mais que l’on cherche à comprendre le projet politique de chaque camp, de chaque parti. N’oubliez pas que dans nos universités pontificales, à la Grégorienne, plusieurs ulémas chiites donnent des cours. Nous sommes en rapport avec les universités de Téhéran et de Qom. Un dialogue interreligieux est engagé avec tous les courants de l’islam en Iran, au Maroc, en Jordanie, en Égypte. En outre, le Vatican a des relations diplomatiques avec l’Iran depuis très longtemps. »
Le Saint-Père l’a dit le 1er juillet 2021 : « Le Liban, avec son expérience unique de coexistence pacifique, ne peut être laissé à l’abandon. » Cette « expérience unique de coexistence pacifique », vous la voyez à l’œuvre en ce moment ?
« Bien avant le Document sur la fraternité humaine signé par le pape et le cheikh d’al-Azhar à Abou Dhabi (2019), qui fait de la citoyenneté, et non plus de la religion, la base de toute appartenance politique, Jean-Paul II a affirmé que votre vivre-ensemble est un message, un modèle de liberté et de tolérance. Liberté, on oublie cela. Le vivre-ensemble repose sur la liberté, et cela, c’est l’expérience du Liban avant même le Grand Liban. Le Mont-Liban a toujours été un refuge pour les minorités persécutées. Au Liban, on respire la liberté et l’égalité. Reste la fraternité. Sans la fraternité, la liberté et l’égalité perdent de leur valeur. Le vivre-ensemble fait la grandeur du Liban. »
La relève
« Mais, reprend le nonce, je sens que l’Église n’a pas fait assez pour sensibiliser la jeunesse et la préparer à s’impliquer en politique, alors que c’est, selon le pape Paul VI, “le plus noble des engagements”. Avec la doctrine sociale de l’Église et le dialogue interreligieux, cette jeunesse a d’immenses leviers de transformation. Hélas, l’espace est occupé depuis des décennies par les mêmes personnes. On ne voit pas la relève. C’est bien d’organiser des processions et de réciter des Ave Maria. Mais c’est aussi bien, et un plus grand défi, d’aller vers l’autre avec une vision politique cohérente, un programme. »
« Malheureusement, de l’accord de Taëf, chacun a appliqué ce qui faisait son affaire, enchaîne le nonce. Ils n’ont toujours pas compris qu’en trente ans, ils ont détruit le pays et qu’ils continuent de le faire. C’est de l’obstination dans l’erreur. L’État a perdu la confiance de la communauté internationale. Regardez comment le Qatar a accordé directement son aide au commandement militaire. Certains aspirent au fédéralisme. Mais la décentralisation est une chose et le fédéralisme une autre. La décentralisation est prévue par l’accord de Taëf, mais elle doit se faire dans la préservation de l’unité nationale et du vivre-ensemble. Le partage du pouvoir doit être compris comme partage de l’engagement à servir, pas comme partage des gains du chacun pour soi. »
À propos de la course à la présidence, le nonce estime que le Hezbollah et ses alliés ont la possibilité de faire élire leur candidat, sans précision de nom, « surtout après l’accord passé avec Walid Joumblatt qui semble avoir éliminé Gebran Bassil du tableau ». Quant au boycottage du quorum, il va selon lui « à l’encontre de la logique de la communauté internationale qui souhaite une élection dans les délais constitutionnels ».
Partez-vous de bon cœur au Mexique ? Regretterez-vous les quatre ans et quelques que vous avez passés au Liban. « Je ne vais pas vous dire que je laisse une partie de mon cœur au Liban, dit Joseph Spiteri. Si je devais le faire chaque fois que je quitte un pays, il n’en serait rien resté. Par contre, je peux vous dire que j’emporte le Liban dans mon cœur.
Chaque pays est unique à sa façon. En tout cas, l’Église n’abandonnera pas le Liban, en particulier son réseau de quelque 300 écoles qui accueillent 25 % de la population scolaire du pays, ni sa richesse humaine ni son vivre-ensemble unique au monde. »
Revenus de leurs passions, les Libanais écouteront-ils ce sage ?
commentaires (10)
"Cela dit, avec le Hezbollah, nous sommes en présence d’une idéologie religieuse" c'est aussi imbécile que de dire qu'avec un prêtre pédophile on est en présence d'une idéologie religieuse. On s'en fout de toutes les idéologies soi-disant religieuses quand les faits sont ceux de criminels qui de plus, dans le cas du Hezbollah, se disent résistants, car non contents de prétendre à l'intouchabilité par le religieux, ils veulent nous faire avaler la même escroquerie pour leur business à la base au profit de la Syrie puis maintenant au profit de l'Iran.
M.E
19 h 12, le 02 septembre 2022