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Nos Lecteurs ont la Parole

Design : la singularité, une philosophie de vie

Design : la singularité, une philosophie de vie

« Kintsugi » : réparation des poteries japonaises en or. Artiste inconnu. Photo DR

« On a calculé qu’un individu regarde, croise, manipule... vingt à trente mille objets au cours d’une seule journée ! » (Guillaume, Heilbrunn & Peyricot, 2003)

Ces statistiques peuvent nous paraître surréelles tout en étant une image véridique de notre réalité d’« Homo consommateurs ». Aujourd’hui, l’abondance de l’objet, la production en série, la réplicabilité dans sa diversité... ont fait perdre à l’objet sa distinction, sa singularité et ont conduit à une perte de sens, à un appauvrissement d’âme de l’objet, qui n’étonnent plus, n’amusent plus, ne surprennent plus. C’est le désenchantement de l’objet.

Architecte-designer, enseignant et chercheur en la matière, immergé dans le monde professionnel des espaces et des objets design, de la conception à la réception, je me suis toujours interrogé sur la situation actuelle de l’objet design et sur son devenir avec la production sérielle. Notre société moderne repose sur la vitesse et la performance ; l’accélération de la vie quotidienne, avec les avancées technologiques, mène à un rythme effréné qui épuise l’humain et la planète.

Une réflexion s’impose. Comment faire pour que l’objet design ne perde pas son identité ? Qu’est-ce qui fait la différenciation d’un objet et comment se manifeste son unicité ?

« Partout où les arbres poussent, vous pouvez faire pousser des meubles. » Gavin Munro. Photo DR

Le rapport au temps

Les slow movements concrétisent ce besoin vital de s’éloigner de l’industriel et de garder les valeurs sûres de spécificité et de qualité, comme le slow food qui a débuté dans les années 80 en Italie. À l’annonce de l’ouverture du premier McDonald’s à Rome, M. Carlo Petrini lance le mouvement slow food, pour défendre le patrimoine gastronomique de son pays et, surtout, préserver « le plaisir de manger ». Il s’attaque aux produits commerciaux de basse qualité et prône le recours aux produits organiques, à la biodiversité. Se sont développés par la suite des mouvements tels le slow living, le slow cities... et le slow design.

Tous ces mouvements slow, tout comme la singularité de l’objet, ont un but en commun : établir des relations ! En effet, comme le souligne le théoricien Laszlo Moholy Nagy: « Faire du design c’est penser en termes de relations. » L’objet est donc en interaction continue et évolutive avec le contexte, la société et l’homme. C’est notre rapport aux objets du quotidien qui détermine leur valeur et leur donne leur spécificité. La singularité, c’est ce que l’on ne peut pas copier, et c’est le relationnel qui vient en premier.

Dans Le Petit Prince de Saint-Éxupéry, le renard apprend au petit prince que « c’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante ». Le temps « perdu », c’est le temps que l’on prend à créer cette relation.

Au-delà du temps « perdu », ce sont les marques du temps qui deviennent source de singularité. L’usure du temps ainsi que les défauts signent la singularité du produit ; ils racontent une histoire, créent une relation avec l’usager, devenant témoins d’une vie. Nous avons tous un objet qui nous rappelle un voyage, un événement, un être inoubliable et que nous gardons chez nous, vieilli, imparfait, mais dont la valeur ne fait qu’augmenter. Ceci rejoint le wabi-sabi, quintessence de la philosophie japonaise, « c’est la beauté des choses imparfaites, impertinentes et incomplètes ».

Le kintsugi, un art associé au wabi-sabi, valorise, quant à lui, les fêlures, les marques du temps, l’imparfait. C’est une méthode japonaise de réparation des porcelaines ou céramiques brisées avec de l’or, de l’argent ou du platine. Voulant donner un supplément d’âme à l’objet, le kintsugi met en valeur les blessures, l’histoire de l’objet, en permettant la singularité de chaque pièce réparée.

Aujourd’hui, face au grand nombre d’objets déchets, les designers réparent, soignent pour donner à l’objet un nouveau statut. Tel un médecin, le « designer soignant » adopte des gestes de premiers secours pour réanimer l’objet et lui donner une nouvelle valeur. Le studio 5.5, exemple type de cette émergence de nouvelles pratiques du design, crée une clinique des objets qui propose de redonner vie à ceux du quotidien. Il s’agit de restituer la fonction de l’objet en oubliant l’esthétique et ne « soigner » que le morceau blessé.

En 2010, Philippe Starck a créé pour Baccarat le coffret de six verres en cristal noir, Un parfait, dont seul un verre parfait est mis en relief en raison de la difficulté à obtenir cette couleur noire.

Pour l’activiste Felix Guattari, le rôle du designer ne se résume plus à n’être que « spécialiste de l’emballage formel ». Le designer ne doit s’incliner ni devant les règles de la production de masse ni de celles du marketing. Un nouveau rôle pour le designer s’impose : créer une singularité qui va rendre son âme à l’objet.

L’élan des singularités ne date pas d’aujourd’hui ; dès 1960, Victor Papanek, pionnier de l’écodesign, attire l’attention sur le besoin de prendre en compte les impacts de l’environnement dans le processus du design et propose une réflexion très critique du design industriel. Il prône l’importance de la relation design/usager.

Désormais, les designers produisent en séries limitées, manipulent des matières naturelles et travaillent à partir de matériaux de récupération. C’est le cas du designer britannique Gavin Munro, qui a mis au point une procédure de jardinage pour faire pousser naturellement chaises et autres objets du quotidien. L’idée de ce projet militant est de changer les modes de production, ne plus s’appuyer sur les processus industriels mais plutôt sur la nature.

Les laboratoires du design

Dans les années 1980 commence l’alliance entre l’informatique et le design, c’est le design d’interactions qui définit le comportement des produits numériques. S’ensuit dans les années 90, la création de Laboratoires de Fabrication (FabLab), des ateliers composés d’outils et de machines pilotés par ordinateur pouvant produire en un temps record. Ils permettent aux designers la création de pièces uniques ou de petites séries. De ce fait, le designer français François Brument exploite les technologies pour la réalisation et la proposition d’objets singuliers, voire personnalisés.

Vases #44, créée en 2008, est une série de vases dans laquelle chaque élément est unique car le design est généré par le son de la voix. Grâce à l’interprétation de données du souffle et de la voix, l’usager s’investit dans un acte de création. Il devient cocréateur établissant ainsi une relation singulière à l’objet.

Actuellement, le besoin de retrouver une singularité s’est manifesté par l’introduction des NFT, ces « jetons non fongibles », qui prôneraient une unicité par le biais de pièces « virtuelles » numérotées. La vraie valeur et l’unicité d’un objet pourraient-elles exister sans l’humain ? Serait-ce réellement de la singularité ?

Et demain ? « Si les designers sont responsables du monde, ils ne le sont pas en tant que designers, ils le sont en tant qu’humains » (Huyghe & Tibloux, 2008).

Aujourd’hui, les répercussions postpandémiques et la situation chaotique du pays rendent complexe le monde qui nous entoure. Le futur de nos cités et de nos communautés a de plus en plus besoin du design pour recréer un environnement optimiste et confiant, permettant l’adaptation aux incessants changements de la réalité. Pour ce faire, le designer s’adapte en envisageant les créations de façon à englober les objets, le contexte, l’artisan, l’individu et les relations dans une perspective dynamique. D’ailleurs, l’artiste Olafur Eliasson considère que « l’évolution de la planète sera dans la collaboration et non dans la compétition ». Une collaboration qui s’étend vers une approche systémique qui créerait au fur et à mesure une toile symbiotique entre différentes disciplines et qui serait en elle-même un objet de création. Il n’est plus juste question de l’objet design singulier face à l’industrialisation, mais d’une révolution qui va vers un monde nouveau où l’interdépendance serait une source intarissable de singularité.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.

« On a calculé qu’un individu regarde, croise, manipule... vingt à trente mille objets au cours d’une seule journée ! » (Guillaume, Heilbrunn & Peyricot, 2003)Ces statistiques peuvent nous paraître surréelles tout en étant une image véridique de notre réalité d’« Homo consommateurs ». Aujourd’hui, l’abondance de l’objet, la production en série, la...
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