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Nos Lecteurs ont la Parole

Littérature : grandeur et décadence de la Série noire

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vogue américaine domine le paysage européen. Sans faire de bruit, la littérature en gants blancs de l’ère François Mauriac, André Gide ou Paul Bourget cède la place aux livres écrits au couteau par des écrivains américains illustres ayant pour nom Raymond Chandler, Dashiell Hammett, ou James Cain. Les histoires trempent souvent dans la réalité de la rue avec ses côtoyant malfrats, ses truands cyniques et ses tueurs cruels dans lesquels il n’est question que de nuit, de sang et de femmes fatales.

Ce grand attrait de la littérature américaine en France incite la maison d’édition Gallimard, sous la houlette de Marcel Duhamel, de se lancer dans la Collection « Série noire » à partir de 1945. Marcel Duhamel fait donc appel aux grands spécialistes du roman policier mouvementé, en l’occurrence James Cain, James Hadley Chase, Peter Cheyney, Horace Mac Coy, Dashiell Hammett, Don Tracy, Raoul Whitfield, ainsi que d’autres. L’histoire qui est contée se résume de la façon suivante : le héros est un homme a priori sans problème. Il essaye de se nicher une place au soleil en commettant une fraude ou un vol. Mais le stratagème ne fonctionne pas comme prévu et des contretemps dramatiques et inopportuns viennent perturber les plans du protagoniste. Le héros se retrouve donc inexorablement piégé par une mèche d’inextricables enchevêtrements difficiles à démêler.

Le succès de la Série noire est instantané et phénoménal. On y passe de deux titres à vingt-quatre titres par an, tirés chacun à plus de trente-trois mille exemplaires, sans compter les retirages. Au total, on y vend plus d’un million d’exemplaires par an. Durant l’époque s’étalant de 1945 à 1980, les deux écrivains les plus emblématiques de la Série noire (en l’occurrence James Hadley Chase et Carter Brown) ne sont pas américains mais britanniques. Un autre fait notoire qu’il serait bon de révéler est que Gallimard présente leurs ouvrages comme étant traduits de l’américain et non de l’anglais.

Les livres proposés par cette série ne sont pas à proprement parler des polars, mais plutôt des romans noirs palpitants. La particularité de ce genre nouveau est qu’il introduit une formule jusque-là inédite dans la littérature conventionnelle : un style direct, brusque, et efficace. Les détails superflus qui ne contribuent pas directement au scénario principal de l’histoire sont exclus du texte. L’important dans l’intrigue n’est pas de savoir « qui commet le crime » mais « pourquoi on commet le crime ». L’objectif ultime est de tenir le lecteur en haleine de la première à la toute dernière page. Afin de souligner sa vocation énigmatique et obscure, la Série noire se distingue par une esthétique particulière, en l’occurrence une pochette cartonnée sur fond noir avec une calligraphie souvent en jaune et une lisière en blanc.

En 1948, Marcel Duhamel écrit ce qui restera longtemps « le manifeste de la Série noire ». En voici certains extraits : « Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la Série noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L’amateur d’énigmes à la Sherlock Holmes n’y trouvera pas souvent son compte. L’optimiste systématique non plus (...). On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu’ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois il n’y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout. Mais alors ?… Alors il reste de l’action, de l’angoisse, de la violence (…). Il y a aussi de l’amour – sous toutes ses formes – de la passion, de la haine, tous les sentiments qui, dans une société policée, ne sont censés avoir cours que tout à fait exceptionnellement, mais qui sont ici monnaie courante et sont parfois exprimés dans une langue fort peu académique, mais où domine toujours l’humour. En bref, notre but est fort simple : vous empêcher de dormir (…). À l’amateur de sensations fortes, je conseille donc vivement la réconfortante lecture de ces ouvrages. En choisissant au hasard, il tombera vraisemblablement sur une nuit blanche. »

Au départ, la critique littéraire traite avec circonspection, voire condescendance, la naissance de ce qu’elle considère, à tort d’ailleurs, comme une vulgaire littérature noire de caniveau empreinte de violence et de décadence. Mal lui en a pris car les auteurs de ces thrillers sont des virtuoses fort talentueux qui touchent vivement la sensibilité et l’imagination du lecteur par leurs qualités esthétiques hors normes. À cet égard, il serait bon de préciser que Marcel Duhamel renonce souvent à publier des textes jugés trop faibles au niveau de la qualité, bien que commercialement rentables. C’est spécifiquement le cas de l’auteur anglais Ian Fleming. En effet, seuls deux titres sur quinze du cycle des James Bond sont publiés par la Série noire, à savoir Chauds les glaçons et Entourloupe dans l’azimut.

Avec le passage du temps, des écrivains français comme José Giovanni, Albert Simonin, Auguste Le Breton et surtout Antoine Dominique (pseudonyme de Dominique Ponchardier) se taillent graduellement une place dans la Série noire. Parallèlement, vers la fin du XXe siècle, l’attrait américain de la Série noire s’estompe de façon significative. Lors d’un entretien en ligne en 2014, Aurélien Masson (directeur de la Série noire de 2005 à 2017) proclame la chose suivante : « C’est extrêmement plus excitant et stimulant de partir en aventure avec des auteurs français (…). Moi je suis éditeur, et si je n’édite que des livres américains ou espagnols ou nordiques, en fait je ne fais pas grand-chose. On m’apporte des notes de lecture, je lis ce qu’on me dit et qui est bien, je l’envoie à la traduction, je regarde si la traduction va bien et puis zou... Quand tu parles avec un Français, c’est autre chose (…). Déjà il y a le rapport humain qui est beaucoup plus intéressant que de parler à un agent. Et puis il y a le travail du texte. Un livre américain quand on l’achète, il a déjà été édité et donc on n’a pas grand-chose à faire. »

Force est de constater que la Série noire est aujourd’hui semblable à une vieille dame en deuil et qui a perdu son attrait d’antan. Aussi, elle ne peut plus compter sur des auteurs emblématiques de la trempe de James Hadley Chase ou de Carter Brown. De surcroît, elle subit la concurrence de nouvelles collections comme Rivages/Noir de la maison d’édition Rivages. Cependant, cette vieille dame peut se vanter d’avoir légué un extraordinaire héritage durant les 77 dernières années : elle a non seulement profondément influencé le monde de la littérature. Elle a aussi eu un impact considérable sur le monde du cinéma et de la musique.


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Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vogue américaine domine le paysage européen. Sans faire de bruit, la littérature en gants blancs de l’ère François Mauriac, André Gide ou Paul Bourget cède la place aux livres écrits au couteau par des écrivains américains illustres ayant pour nom Raymond Chandler, Dashiell Hammett, ou James Cain. Les histoires trempent souvent dans la...
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