
Le Premier ministre sortant Nagib Mikati au Sérail, le 20 mai 2022. Photo Dalati et Nohra
« D’un point de vue constitutionnel, et dans le cas de manœuvres pour bloquer la formation d’un nouveau gouvernement, le président de la République ne devrait pas remettre ses prérogatives à un cabinet d’expédition des affaires courantes, qui n’est pas compétent sur ce plan. » Ces propos tenus lundi par Jamil Sayyed, député prosyrien de Baalbeck-Hermel, à l’issue d’un entretien avec le président de la République Michel Aoun, sont loin d’être la simple expression d’un avis personnel de l’intéressé. S’ils n’ont aucune valeur constitutionnelle, ils peuvent être révélateurs, surtout qu’ils ont été exprimés depuis le perron de Baabda, d’une crise gouvernementale vers laquelle se dirigerait le pays à cinq mois de l’expiration du sexennat, le 31 octobre prochain.
Car au moment où des efforts sont déployés pour assurer au président de la Chambre sortant Nabih Berry une réélection confortable, plusieurs protagonistes se préparent d’ores et déjà à une bataille plus corsée qui pointe le bout de son nez : celle de la formation de la nouvelle équipe ministérielle. Un bras de fer qui promet d’être particulièrement ardu entre les deux camps issus des législatives, les pro et les anti-Hezbollah. C’est le leader du Courant patriotique libre Gebran Bassil qui a ouvert le bal, deux jours après le scrutin. « Bye-bye au gouvernement de technocrates », avait-il tonné lors d’une conférence de presse tenue au QG du parti à Sin el-Fil. Et M. Bassil d’estimer qu’il faut, au sein de la future équipe ministérielle, « respecter la légitimité populaire » obtenue par les différentes formations politiques lors du scrutin. Un appel on ne peut plus clair à la formation d’un cabinet d’union nationale. Le chef des Forces libanaises Samir Geagea ne partage pas ce point de vue, fort désormais du « plus grand groupe parlementaire chrétien » que sa formation, avec ses alliés, vient de constituer. « La prochaine bataille de Samir Geagea est claire : un gouvernement de majorité », affirme sans ambages à L’Orient-Le Jour un responsable FL. « Les expériences du passé ont prouvé l’échec du camp adverse à gouverner le pays et opérer les réformes à même de le sortir du marasme actuel », dit-il.
Le Hezbollah « ne veut pas hâter les choses »
C’est dans ce contexte de montée des enchères que le chef du groupe parlementaire du Hezbollah Mohammad Raad a créé la surprise en laissant entendre que le parti chiite pourrait envisager de ne pas prendre part au futur cabinet. Dans un discours prononcé dimanche, il a fait savoir que son parti « ne veut pas hâter les choses ». Il s’agit d’une des rares fois où le parti, qui monopolise avec le mouvement Amal la représentation de la communauté chiite, évoque la possibilité d’une probable absence du gouvernement. Une option que nombre d’observateurs excluent cependant, mettant ces propos dans le cadre des tiraillements précédant tout accord autour du futur cabinet.
De leur côté, les députés issus du mouvement de contestation ont un point de vue différent. « Nous ne prendrons pas part à un cabinet à coloration politique », affirme Halimé Kaakour, élue du Chouf, dont le nom a été évoqué récemment pour le poste de Premier ministre. « Je ne brigue pas la présidence du Conseil parce que je suis contre le cumul des fonctions de député et ministre », assure-t-elle à L’OLJ. Selon elle, tous les élus de la thaoura sont contre la mise en place d’un gouvernement politique. « L’heure est à une équipe de spécialistes technocrates et indépendants », confirme Marc Daou, député de Aley.
Une reconduction de Nagib Mikati à la présidence du Conseil pourra-t-elle constituer une solution à même d’épargner au pays une crise inopportune ? La question se pose à la lumière de propos attribués par la presse locale à Michel Aoun qui « n’a pas de problème à renouveler la confiance accordée au gouvernement Mikati si les protagonistes politiques approuvent cette option ». « La Constitution n’évoque pas la possibilité de renflouer un cabinet d’expédition des affaires courantes. Il faut qu’un nouveau cabinet soit formé », tient toutefois à préciser Ziyad Baroud, juriste et ancien ministre de l’Intérieur. « Ce n’est qu’une proposition qui pourrait être mise sur le tapis au cas où l’on ne parvient pas à mettre sur pied une nouvelle équipe ministérielle », tempère un proche de Baabda. Il assure que Michel Aoun voudrait voir un gouvernement formé le plus rapidement possible. Mais il attend que le président du Parlement soit élu avant de fixer la date des consultations parlementaires contraignantes en vue de nommer un Premier ministre. Les propos attribués au chef de l’État interviennent au moment où les rapports entre le Premier ministre sortant et le camp de la présidence se sont « électrisés » ces derniers jours. En témoigne la guerre de communiqués qui a éclaté entre M. Mikati et son ministre de l’Énergie Walid Fayad, qui gravite dans l’orbite du tandem Baabda-CPL. M. Fayad devait demander en Conseil des ministres vendredi l’autorisation de signer deux contrats avec l’Égypte et la Jordanie pour assurer l’approvisionnement du Liban en électricité. Mais ces deux contrats ont été retirés de l’ordre du jour sur décision du ministre. Un comportement que M. Mikati explique par des pressions exercées sur le ministre par « un camp politique », en allusion au CPL.
Remaniement du gouvernement sortant ?
Aux yeux de plusieurs observateurs, et au vu de son timing, cette polémique, qui se poursuivait encore hier, risque de réduire les chances de M. Mikati de conserver son poste. D’autres estiment que M. Mikati est passé à l’offensive contre le camp présidentiel pour s’afficher comme le Premier ministre capable de lui tenir tête, dans un message principalement adressé aux Arabes, particulièrement à l’Arabie saoudite.
« Le chef du gouvernement (sortant) n’a fait que poser la question de savoir pourquoi les deux offres ont été retirées, sans adresser de message à qui que ce soit », commente Ali Darwiche, ex-député de Tripoli proche de M. Mikati. Il n’exclut pas la possibilité de voir le leader sunnite accepter de former la future équipe, « dans la mesure où il ne manque jamais à son devoir national ». M. Darwiche révèle par ailleurs que la possibilité d’apporter des remaniements à l’équipe ministérielle sortante (au cas où M. Mikati serait maintenu dans ses fonctions) a été évoquée. Mais selon les informations obtenues par notre journal, le Hezbollah aurait exprimé son opposition à une telle démarche, appelant à la formation d’une nouvelle équipe. Pour le moment, Nagib Mikati est en déplacement à Londres et il pourrait s’entretenir avec des responsables occidentaux avant de rentrer à Beyrouth, apprend-on de source informée.
Mr. Fayad, encore un ministre qui est perdant à long terme. Retirer les contrats de deux compagnies renommées risque de n’être pas pardonné par la grande majorité du peuple vivant dans les ténèbres. Les ex-ministres des derniers mois choisis minutieusement tantôt pour leur faiblesse ou leur témérité ou leur assumée nonchalance ou opportunisme ont en premier des difficultés à retrouver leurs boulots d‘autrefois avec le même respect qui leur serait dû pour leurs études et carrières. Perdants ainsi que le peuple.
12 h 05, le 26 mai 2022