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Nos Lecteurs ont la Parole

Ecce Homo... Arménie : l’Arménie, un avant-poste « à la lisière du monde »

Ecce Homo... Arménie : l’Arménie, un avant-poste « à la lisière du monde »

La commémoration du génocide à Beverly Hills en Californie le 24 avril 2022. Photo Ringo Chiu/AFP

Il y a quelques années, lorsqu’on m’a demandé d’écrire un bref discours sur « ma plus grande qualité » dans un atelier de prise de parole de femmes, j’ai raconté une histoire-phrase comme celle qui me définissait. « Ma plus grande qualité est que, comme mes parents, comme mes grands-

parents, je suis une survivante », ai-je dit alors. L’époque semble bien triste et la Méditerranée bien amère. Le Caucase surtout.

J’ai eu l’idée de composer un « job » arménien, mais je l’ai trouvé trop fade. Il n’y a point de peuple que je puisse comparer à la patience de l’arménien. Ici, nombreux sont les dossiers à traiter. Il y a là un dialogue aussi impitoyable qu’un duel à l’arme blanche. Une carte de l’Arménie, plutôt de la Turquie, de l’Arménie turque, d’une Turquie arménienne, de cette Turquie ottomane qui fut jadis zone d’habitation privilégiée du peuple philosophe arménien, avant qu’il n’en soit chassé, dans les premières années de la Grande Guerre de 14-18, à partir de 1915, par un terrible et systématique massacre, le génocide.

L’Arménie, cette cité a son nom, parce qu’elle est très ancienne, bien plus ancienne que la première pyramide, mais elle est sans nom, parce qu’elle est inhabitée, donc morte et oubliée, surtout elle n’a aucun nom, parce qu’elle est innommable. L’horreur qu’elle abrite dépasse la puissance des mots, de la même façon que son caractère antique antédiluvien dépasse toute notion humaine du temps.

À l’horizon, on aperçoit sur une montagne du Caucase, le glacier où le doigt de Dieu aurait permis à l’arche de Noé de se poser précisément. Là, le vieux patriarche avait lâché une colombe qui revint portant dans le bec un rameau d’olivier, symbole de paix entre Dieu et les hommes. La région où se scella jadis cette alliance n’est point demeurée fidèle à cet acte de paix ; elle se retrouve, une fois encore, à feu et à sang, ravagée par plusieurs guerres et menacée d’un embrasement général. Mais le désintérêt pour le Caucase est nouveau, et contraste fortement avec l’avidité dont firent preuve les grandes puissances lors des guerres précédentes, 1877-1878 et surtout 1914-1921.

Ces guerres lointaines, certains pensent qu’il suffirait peut-être de les entourer d’un cercle de craie, de les laisser pourrir et de les oublier. Ils se trompent. Les vraies guerres se multiplient partout. Et elles sont dangereuses ! Les stratégistes ne peuvent plus tenir le discours classique sur le fait que ces petites guerres sont sans importance faute de quoi ils donnent raison aux dividendes de la paix. Ils choisiront donc d’accepter l’idée de désordre international, de menace tous azimuts, sans toujours y croire vraiment.

À tous points de vue, et pas simplement militaire, ils sont durs face au mou et mous face au dur. À l’instar de la position molle et sous silence des États devant la barbarie et l’offensive de l’Azerbaïdjan et son alliée la Turquie, envers les Arméniens.

Si, grossièrement parlant, le vert a remplacé le rouge comme force mondiale montante, ils centrent leur attention et leurs résolutions sur un front devenu secondaire face à un adversaire devenu défensif ; mais ils les économisent sur des fronts plus sensibles face à des adversaires potentiels offensifs.

Sous tension sur la zone de détente, détendus sur la zone de tension, ce qui a fait que les Arméniens, comme de coutume, ont été pris à revers...

La stabilité bipolaire fut un « mythe » qui permit de faire comprendre que le discours de menace est un nouveau savoir-faire, un capital qui remplace l’usage de la force brutale, et que la diplomatie violente de la « non-guerre » doit être tenue par des professionnels de la gestion de la menace.

Dans ce même univers insolite, dépouillé jusqu’à l’abstraction, où les femmes et les hommes ressemblent plus à des archétypes platoniciens qu’à des êtres vivants, tous, sans exception, sont des réfugiés, mais nous ignorons, et eux aussi ignorent ce qu’ils fuient.

Comme si la nuit venait de tomber à nouveau. L’horreur dont l’espoir était le dépositaire, sa présence l’apprivoisait. Tant que l’espoir était là, elle était comme soumise, tenue en joue, domptée presque. Il la soumettait. Avec l’espoir, l’histoire reprenait sens parce qu’il redonnait toute sa place à la force de l’Arménien, à sa liberté intérieure. Au choix. À la possibilité de ne pas être du troupeau. De ne pas se laisser saisir sur la pente paresseuse du conformisme des hommes ordinaires qui n’explique rien. Qui fait de chaque chose une évidence ou une fatalité. Sans question.

Un autel en permanence élevé dans notre mémoire, où brûle un encens composé à Karabakh. Mais ni la source ni le brûle-parfum ne nous appartiennent en propre depuis novembre 2020. Cependant, nous en sommes les héritiers par naturelle filiation.

Des reliques d’un corps social perdu, détachées de l’ensemble dont elles faisaient partie, sans être intégrées à un tout, comme isolées, inertes, plantées dans un autre corps, à la manière des « petits bouts de vérité » que Freud repérait précisément dans les « déplacements » d’une tradition. Ce sont des fragments de rites, de protocoles de politesse, de pratiques vestimentaires ou culinaires, de conduites de don ou d’honneur. Ce sont des odeurs, des citations de couleurs, des éclats de son, des tonalités…

Elles n’ont plus de langage qui les symbolise ou les réunisse en exil. Elles sont là comme endormies. Leur sommeil pourtant n’est qu’apparent. Si on y touche, d’imprévisibles violences se produisent.

Nous avons érigé depuis des barricades de presque sérénité apparente… Nous avons tout fait pour que les années nous patinent d’une certaine patience afin d’avancer. Oublier est une manière d’extase. Mais pas tout. Pas tous. Pas ceux toujours là-bas…

Il y a cet entassement des corps dans une fosse, cette lancinante douleur dans le genou droit. Les jours, les nuits. Je fais un effort et j’essaye de compter les jours, de compter les nuits. Ça m’aidera peut-être à y voir clair. Quatre jours, cinq nuits. Mais j’ai du mal à compter ou alors il y a des jours qui se sont changés en nuits. J’ai des nuits en trop ; des nuits à en revendre.

Une nuit, c’est sûr, c’est une nuit de 24 avril 1915 que ce voyage a commencé... Le coup d’envoi du génocide est donné par la première des grandes rafles visant à décapiter la nation : plus de 600 notables arméniens de Constantinople (députés, journalistes, avocats, médecins, enseignants, écrivains, savants, prêtres) sont arrêtés, déportés en Anatolie centrale et assassinés.

Un second voyage violent et offensif, un dimanche 27 septembre 2020…

Dans la vie, la vraie, on oublie, on laisse glisser, on trie, on se fie aux sentiments.

Là-bas à Artsakh, c’est le contraire, on gèle de l’intérieur pour ne pas mourir. On perd d’abord les repères d’amour et de sensibilité. Là-bas, comme l’esprit se contracte, comme le futur dure cinq minutes, comme on perd conscience de soi-même.

La vie… elle est étonnante… Elle s’en va parfois, elle s’éloigne en s’envolant comme un oiseau craintif, elle s’accroche, d’autres fois au corps malgré les coups reçus. Le parcours de cette vie ne se raconte pas.

Le temps déborde nos vies, le souvenir submerge nos fragilités, il épouse la forme de nos existences précaires. Dans l’opacité inquiète du monde, nous nous sentions moins démunis, l’espoir était là.

Aujourd’hui, la trajectoire vaine du destin, nous la poursuivons seuls. Nous n’avons rien vu venir quand le jour s’est estompé et qu’à la nuit tombée, nous avons découvert qu’il ne restait que nous devant l’ennemi. Seuls. Seuls comme le Rousseau des derniers mois (« Me voici donc seul sur la terre ») que nous avons lu peut-être, jadis, à Van ? En France ? Ailleurs ?

Pourquoi l’Arménien est-il ainsi fait qu’il doive tant souffrir pour arriver aux piètres résultats que nous constatons ? L’Arménien n’est pas ainsi fait. L’Arménien n’est pas « fait » du tout. Il se fait, il se crée tous les jours, il devient… Et cela, au prix d’efforts sans nombre. Les errances et errements des Arméniens sont non seulement pardonnés mais favorisés, dans la mesure où ils témoignent de leur effort humain pour chercher la vérité. Or l’effort est une souffrance. Le moindre progrès est toujours le résultat d’une lutte intime, une résurrection. L’image de l’envol, en particulier le soir du dimanche de Pâques, confirme cette aspiration à une résurrection. Mais il me semble essentiel de rappeler que cet envol n’est que désir et qu’il doit, pour prendre tout son sens, se heurter constamment à l’échec, à la pesanteur, ou à une trop grande précipitation, tel un Icare en danger constant de se brûler les ailes.

L’Arménien, lui, est fondamentalement humain, et incarne même un idéal d’humanité qui surpasse la piètre image de Dieu jouant avec Satan. En effet, l’Arménien exige la justice divine, la vraie. Exiger la justice de Dieu, c’est exiger ce qu’il y a de plus humain en lui, et c’est en même temps souligner ce qu’il y a de transcendant en l’homme. L’Arménien ne peut être dit malheureux ou désespéré, aussi longtemps qu’il réclame la justice divine, refusant de croire à un caprice de Dieu. Si le diable, qui nie toujours, bénéficie de la surprenante sympathie divine, rien d’étonnant à ce que le Seigneur soit plein d’indulgence envers l’Arménien « inquiet ».

Beaucoup de personnes seront étonnées de m’entendre parler d’un Dieu jouant avec le Diable pour savoir si l’homme arménien sera perdu ou sauvé. Mais si l’on considère que Dieu apprécie le Diable pour sa capacité à empêcher l’homme de s’endormir sur ses lauriers, on doit considérer que Dieu désire que l’homme actif qu’est l’Arménien erre et cherche, car les autres n’ont que trop tendance à voir leur activité se relâcher, que par conséquent il le remet au Diable sans crainte, d’une part parce que l’Arménien n’est justement pas le type d’homme que Dieu n’aime pas, celui qui cède au repos sans limite, d’autre part parce qu’il est déjà assuré de son salut.

Et, par cette après-midi de printemps, brillante, transparente, où j’écrivais, en sensible harmonie avec l’espace libre des émotions, cette idée de mémoire, échappant aux tréfonds d’un pesant ressassement, à une trop intime et douloureuse nostalgie, s’adoucissait, prenait corps, se précisait en s’affirmant, comme, sous le ciseau d’un Zeitoun, Kharpout, Antalga, qui virent les premières exactions contre les populations civiles, de Deir ez-Zor, camp de la mort dans le désert, aux confins de l’actuelle Syrie ; de la légendaire Nicomédie, de Césarée, Andrinople, Smyrne, au lac de Van et jusqu’au mont Arafat en Arabie saoudite.

Enfants de jadis – ou n’est-ce pas plutôt de naguère – dès que, présentement, obstinément, ils apparaissent ; car ils sont là pour que le souvenir ne se perde pas, que l’histoire n’abolisse pas, par un injurieux reniement, le million et demi de morts, de déportés victimes d’une abominable purification ethnique.

Faut-il faire d’eux, de nous, des enfants punis au lieu d’enfants gâtés ? Je l’ignore.

Il fait nuit trop tôt et les gens se consolent autour d’un café. Et après, quoi ?

Au-delà du foisonnement intellectuel, autant philosophique que politique, pour expliquer ces bouleversements dans le monde, il faut comprendre que ces explications ne sont ni les plus subtiles, ni les plus créatives et encore moins celles qui proposeraient de nouveaux paradigmes.

Il y a comme une congruence de prises de position entre hommes politiques en quête de discours rassurants, de juristes internationalistes guidés par leur esthétique de la hiérarchie des normes, de philosophes, de membres des Églises.

Par ailleurs, l’absence de bipolarité a conduit vers le désordre multipolaire confondu avec la lutte de tous contre tous. L’unipolarité était illusoire donc.

La Turquie, comme l’Azerbaïdjan, non régulés par la bipolarité, se sont laissé aller à leur désir de puissance, aussi sûrement que les hommes dans un état de nature. Trop longtemps, identité militaire et identité nationale se sont confondues chez les Turcs et les Azéris, aussi la disparition de l’ennemi arménien a-t-elle été perçue comme un risque de perte d’identité nationale, d’où, chez certains, une nostalgie de la guerre froide qui pourrait prêter à sourire si elle n’était significative d’autre chose.

Comme une certaine mélancolie démocratique (dictatoriale, dirai-je), en rappelant comment, chez certains, l’absence d’ennemi, c’est l’absence d’un sens à la vie.

On ne peut en tout cas s’empêcher d’être frappé par les ambitions des États qui envisagent in fine une époque où, pour ce qui est de l’art de tuer, « les barbares en remontreront aux plus civilisés » et où Bonaparte pourrait bien être servi par un Edison...

II ne s’agit point ici du progrès des mœurs et de la civilisation. Ce progrès a ses lois, qui sont les lois mêmes de l’esprit humain. Elles règnent sur la diplomatie, mais elles la gouvernent peu : la diplomatie de tous les temps s’y est montrée fort réfractaire.

Les mots ont changé, les choses restent les mêmes. On parle encore de paix : les peuples ne connaissent pas de plus belle parole, ils aimeront toujours à l’entendre ; mais l’intérêt public est une expression un peu usée ; on y substitue des formules scientifiques.

Les diplomates occidentaux et turcs se plient aisément à ce caprice du goût, et ils puisent comme tout le monde dans le vocabulaire des sciences. Il faut les entendre toutefois : ils ne distinguent pas l’idée de progrès de l’idée de guerre, et lorsqu’ils parlent de civiliser, c’est conquérir et envahir qu’il faut comprendre.

C’est en plein règne du « vieux droit » dans l’âge d’or de l’Ancien Régime et de la diplomatie classique, que La Fontaine (dans la fable Les grenouilles qui demandent un roi) écrivait avec autant de vérité ce qu’on aurait pu dire en ce siècle, au commencement et vers la fin : « Jupin pour chaque État mit deux tables au monde : l’adroit, le vigilant et le fort sont assis à la première ; et les petits mangent leurs restes à la seconde. »

Le sens de l’histoire ne fait plus aucun doute, à tel point qu’on peut, malgré le bruit et la fureur de ces dernières années, la considérer comme terminée.

Comment aller plus loin, maintenant, à partir de ce qui est entre nos mains ?

L’espoir, la persévérance. C’est à cette source qu’il nous appartient de puiser aujourd’hui si nous voulons espérer sortir de la « tristesse arménienne »… Le poids de la destruction, l’ampleur inégalée dans l’histoire des charniers produits par les Turcs, par le nazisme et le stalinisme, la destruction des Arméniens, des juifs d’Europe et les meurtres de masse, le dévoiement de l’idée de civilisation pour justifier la conquête, tout cela obscurcit profondément la conscience arménienne du XX1e siècle et rend bien difficile de « s’autoriser un avenir »…

« Revenir de tout l’avenir au présent et le garnir de son espoir même jamais réalisé. » C’est ce que René Char écrit à Albert Camus le 4 octobre 1947. C’est ce qui reste pour nous encore d’une vive actualité, au printemps de l’année 2022. Dieu, si nous passions à table, pour négocier d’où viendra notre salut !

« Parev tzedz », aux Arméniens et aux non-Arméniens…

Jackie DERVICHIAN

Écrivaine

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Il y a quelques années, lorsqu’on m’a demandé d’écrire un bref discours sur « ma plus grande qualité » dans un atelier de prise de parole de femmes, j’ai raconté une histoire-phrase comme celle qui me définissait. « Ma plus grande qualité est que, comme mes parents, comme mes grands-parents, je suis une survivante », ai-je dit alors. L’époque semble bien...

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