
Le siège de l’Association des banques à Beyrouth. Photo d’archives ANI
La guerre qu’a déclarée au début du mois en cours la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, aux établissements bancaires, suite à des plaintes déposées pour « gaspillage de fonds publics, enrichissement illicite, abus de confiance et escroquerie à l’égard des déposants », ne semble pas près de s’arrêter. Outre les deux jours de grève des banques décrétés la semaine dernière en riposte à la décision prise par la juge de geler les biens mobiliers et immobiliers de six établissements et ceux de leurs responsables, à qui elle a également interdit de quitter le territoire, l’Association des banques du Liban (ABL) a eu recours aux voies judiciaires. Par l’intermédiaire de son avocat Akram Azouri, l’organisme a en effet présenté le 16 mars une demande de récusation contre la procureure, devant la cour d’appel du Mont-Liban, présidée par Rima Chbaro, ainsi qu’une action en responsabilité de l’État contre les fautes lourdes de la juge Aoun, le 22 mars, devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Aux côtés de l’ABL, ont également porté plainte Bank of Beirut et Bank Audi, dont Me Azouri est l’avocat et qui font partie des six établissements visés par les mesures restrictives (les 4 autres sont BLOM Bank, SGBL, BankMed et Credit Bank). À noter que le PDG de la SGBL, Antoun Sehnaoui, avait pour sa part porté le 3 mars un recours en récusation de Mme Aoun.
Joint par L’Orient-Le Jour, Me Azouri explique l’intérêt pour l’ABL et les banques de cumuler les deux recours. « La demande de récusation présentée contre la juge Aoun a pour objectif de la dessaisir du dossier, de sorte à l’empêcher de continuer ses poursuites. L’action en responsabilité de l’État pour fautes lourdes de la magistrate a pour effet d’annuler les décisions qu’elle a déjà prises. En cas de gain de cause, les mesures de gel des avoirs des banques et des banquiers et l’interdiction de voyager imposées à ces derniers seront donc invalidées. »
La procédure appliquée dans chacune des deux requêtes est par ailleurs différente. « Dans le cas d’une demande en récusation, le dessaisissement ne prend effet que lorsque le juge concerné en est notifié », affirme Akram Azouri, soulignant qu’en l’espèce, « la procureure refuse de l’être ». « Pour ce qui est de l’action en responsabilité de l’État, son simple dépôt auprès du greffe ôte immédiatement la mainmise de la juge », poursuit-il. « L’article 751 (dernier alinéa) du code de procédure civile dispose que lorsqu’une telle action est présentée, un magistrat ne peut plus entreprendre un acte lié au plaignant », précise-t-il.
Préjugé et excès de pouvoir
Dans sa demande de récusation devant la cour d’appel du Mont-Liban, l’avocat invoque le « préjugé » comme motif de plainte. « Lorsqu’en avril dernier la première juge d’instruction de la Békaa, Amani Salamé, avait ordonné la saisie conservatoire des avoirs de 14 banques, la juge Aoun l’avait félicitée », rappelle-t-il. La procureure près la cour d’appel du Mont-Liban avait alors déclaré dans un tweet qu’elle voudrait se « rallier au Club des juges », dont Mme Salamé constitue l’une des figures notoires. « Aujourd’hui, onze mois plus tard, elle rend un jugement similaire », note l’avocat.
Devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation, l’ABL et les deux banques plaignantes accusent Mme Aoun d’excès de pouvoir. « Un procureur général ne peut juger. Il ne peut donc décréter des mesures sur les personnes et les biens », martèle Akram Azouri. Une source judiciaire interrogée par L’OLJ affirme dans le même esprit que c’est au juge d’instruction, à qui un procureur aura déféré un dossier suspect, de prendre des mesures restrictives, telles une arrestation, une mise sous contrôle judiciaire ou une interdiction de voyager… Quant à la saisie conservatoire, c’est le juge de l’exécution, et non le procureur, qui a la prérogative de l’ordonner, ajoute la source.
Dans le même sillage, l’avocat stigmatise la décision prise la semaine dernière par Ghada Aoun d’interdire aux six banques concernées l’exportation de devises. On sait que le procureur général près de la Cour de cassation Ghassan Oueidate a toutefois annulé lundi cette décision, notamment « pour ne pas nuire à l’économie nationale ». Un motif qui fait sourire amèrement un membre d’une organisation de défense des déposants, pour qui « le gouffre économique est déjà très profond ». À l’opposé, Akram Azouri loue la décision de M. Oueidate. Trois jours avant la démarche du procureur de cassation, l’avocat lui avait adressé une lettre ouverte au nom de l’ABL pour l’exhorter à ordonner « l’arrêt de l’exécution de la décision (de la juge Aoun) de demander à la Direction des douanes d’interdire aux six banques le transfert de fonds monétaires ». Pour l’ABL, une telle interdiction aurait contribué à isoler les banques libanaises de leurs correspondants étrangers, et plus généralement à « saper ce qui reste de la confiance dans le secteur bancaire ».
L’avocat déplore la large publicité autour des décisions de Ghada Aoun dans les médias locaux et internationaux. À ce propos, il met en garde contre une perturbation des relations entre les banques locales et les banques étrangères. « Les banques occidentales ne voudraient pas continuer à traiter avec des banques frappées de mesures graves », estime-t-il, relevant qu’« elles ont en leur sein des comités de prudence et d’éthique dont la charge est de vérifier s’il est possible ou non de continuer à traiter avec des banques suspectes ».
« Depuis que la juge Aoun a commencé à prendre des mesures contre les banques et leurs conseils d’administration, les responsables bancaires sont en contact permanent avec les banques correspondantes internationales pour leur expliquer que la procureure a agi en dehors de sa compétence et que ses décisions sont vouées à l’annulation », conclut Azouri.
"l'excès de pouvoir", est un mal très répandu au Liban !
19 h 19, le 30 mars 2022