Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Entre histoire du Liban et psychologie historique

Il faut admirer le souci, l’honnêteté intellectuelle et la persévérance de Nayla de Freige et Maria Saad qui, malgré des déboires face à la première édition en 1987, sont conscientes au plus haut point de l’importance d’une historiographie libanaise pour la nouvelle génération afin de forger l’immunité nationale et la mémoire collective et partagée (Histoire illustrée du Liban, Hachette-Antoine, nouvelle éd., 2022, 72 p.).

Le problème de l’historiographie et de la mémoire est existentiel pour le Liban. Preuve en est que les programmes d’histoire élaborés dans le cadre du Plan de rénovation pédagogique au CRDP (1996-2000), sous la direction du professeur Mounir Abou Asaly, approuvés à l’unanimité par le Conseil des ministres, soutenus par toutes les instances éducatives et publiés au Journal officiel en plus de 90 pages, ont été ensuite bloqués pour un prétexte par un ancien ministre de l’Éducation. J’étais moi-même membre de la commission (décret n° 3175 du 8/6/2000, Journal officiel, n° 27, 22/6/2000, pp. 2114-2195).

Le problème central est le suivant : faire de l’histoire, apprendre l’histoire, pour quoi faire ? Dans quel but ? Nayla de Freige et Maria Saad, ainsi que Fadlallah Dagher pour les illustrations, soulignent dans leur note des auteurs : « Sous l’apparente énumération des faits, on peut pourtant déjà déceler les indices annonciateurs de l’effondrement actuel du pays (…). Le débat identitaire est toujours d’actualité (…). Nous souhaitons donner aux lecteurs l’envie d’aller plus loin dans leur recherche (…). Nous voulons croire qu’il y aura toujours des courants et des individus qui pourront construire une nation indépendante, libre et souveraine. »

Il y a donc une préoccupation humaine, mémorielle et surtout pédagogique. La nouvelle édition répond-elle à cette préoccupation ? Que faire à l’avenir, comme le souhaitent les auteurs ?

Il n’y a pas de savoir neutre, aseptique, dans les sciences de la nature comme dans les sciences humaines. L’utilisation du savoir, son administration, son exploitation, sa lecture produisent un effet bénéfique ou nuisible. D’où, en ce qui concerne l’historiographie et l’enseignement de l’histoire, l’exigence pour tout historien de ne pas occulter la psychologie historique, c’est-à-dire l’inconscient individuel et collectif, la lecture par le récepteur des faits du passé, sa mémoire personnelle forgée par l’environnement, et donc tout le risque d’une lecture du passé au présent ou d’après un habitus mental hérité.

Il en découle l’exigence non pas de produire une historiographie idéologique ou cosmétique, mais de toujours contextualiser les faits dans le temps, le lieu et les mentalités. C’est tout le problème de la mémoire traumatisée ou enfin immunisée, apaisée, réconciliée avec elle-même dans une perspective salutaire contre des aventures risquées, meurtrières, sans horizon. D’où l’exigence d’une historiographie qui ne se penche pas sur les faits du passé comme s’il s’agit de faits de physique ou de chimie. Il s’agit de faits humains avec des acteurs, des bénéficiaires et des victimes humaines.

Il s’agit de ne pas être partisan, ni subjectif dans le sens où l’ego prédomine avec la vision personnelle d’un fait. Mais, par contre, il s’agit d’appréhender le fait dans toutes ses dimensions humaines, son vécu, sa perception par le récepteur, son interprétation dans le vécu d’une collectivité, ses conséquences sur des êtres humains… C’est de la science, science humaine, humanisée et nullement en opposition avec l’historiographie scientifique. L’objectivité n’est pas inhumanité (Loraine Daston et Peter Galison, Objectivité, Les presses du réel, 2012, 576 p.).

Dans quelle mesure une histoire du Liban constitue une thérapie à des subconscients et des imaginaires libanais ? Hervé Mazurel montre tout l’enjeu d’une historiographie qui n’occulte pas la psychanalyse (Hervé Mazurel, L’inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie collective, La Découverte, coll. Écritures de l’histoire, 2021, 590 p.). Cette collection propose ce qui suit : « On ne peut plus considérer que la réalité du passé se donne telle quelle à l’historien et qu’il suffise pour faire de l’histoire d’exposer les faits tels qu’ils se sont passées (…). D’où la nécessité de contextualiser les enjeux à la fois théoriques, politiques et sociaux qui ont présidé à telle ou telle interprétation des faits historiques, c’est-à-dire de reconstruire les situations de production de ces interprétations (…). Cette collection fera ainsi une large place à la pluralité des points de vue, aux lectures les plus contrastées qui visent à rendre plus intelligibles les grands enjeux historiques. »

L’historiographie du Liban souffre au départ d’une aliénation culturelle par référence à une idéologie dominante de l’édification nationale. Depuis la conférence de l’Unesco en 1971 sur « L’édification nationale dans diverses régions », on sait qu’il y a des nations contractuelles (Suisse, Belgique, Pays Bas, îles Fidji, île Maurice, Irlande du Nord, Liban…) dont la gouvernabilité exige des aménagements spécifiques.

L’histoire du Liban est aussi riche que celle de la Suisse et des Pays-Bas et d’autres pays. Cette typologie d’édification nationale, sans complexe et sans aliénation culturelle, exige à l’avenir pour le Liban la production de fascicules pédagogiques expérimentaux sur les quatre principaux problèmes suivants :

1. Histoire de tout le Liban : il s’agit d’écrire l’histoire de tout le Liban et non d’une partie du Mont-Liban, histoire à la fois intégrale et intégrée, montrant tous les rapports humains, culturels, socio-économiques entre les « muqataat » et qui ont débouché sur la proclamation en 1920 de l’État (sic) du Grand Liban.

2. Histoire des Libanais : l’histoire du Liban, au niveau des superstructures, a été largement développée, aux dépens souvent de l’histoire du peuple dans ses réalisations communes, ses souffrances et luttes pour la liberté.

3. Des historiens comptables : il s’agit d’appréhender les guerres, les divisions et perturbations internes de façon pragmatique en vue d’une mémoire collective et partagée, en termes de coûts et bénéfices, surtout que toute la documentation dans cette perspective est abondante et disponible.

4. Sociogenèse, acculturation et pédagogie de l’État : c’est l’État qui est absent, gommé, dans l’historiographie du Liban, alors qu’il s’agit d’un phénomène anthropologique inhérent à toute société dans une dialectique de centre et périphérie. Toute l’histoire profonde du régime constitutionnel libanais, en dépit de l’abondance des sources, souffre d’aliénation culturelle.

La chaire Unesco à l’Université Saint-Joseph, l’Association Gladic, et en coopération avec d’autres instances s’efforcent d’élaborer des fascicules expérimentaux dans cette perspective à but culturel et pédagogique.

Antoine MESSARRA

Chaire Unesco-USJ

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Il faut admirer le souci, l’honnêteté intellectuelle et la persévérance de Nayla de Freige et Maria Saad qui, malgré des déboires face à la première édition en 1987, sont conscientes au plus haut point de l’importance d’une historiographie libanaise pour la nouvelle génération afin de forger l’immunité nationale et la mémoire collective et partagée (Histoire illustrée du...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut