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Nos Lecteurs ont la Parole

Quel État du vivre-ensemble au Liban ?

Quel État du vivre-ensemble au Liban ?

Photo Marwan Assaf

Le problème de l’État et du vivre-ensemble verse souvent dans des généralités répétitives, sans théorisation opérationnelle et à la lumière de l’expérience et des travaux comparatifs internationaux qui ont émergé surtout depuis les années 1970. Il y a trois problèmes dans cette perspective : État, pluralisme, gouvernabilité.

On a disserté dans des facultés de loi (et moins de droit) sur les trois composantes de l’État : territoire, peuple et institutions. Or le problème central est celui des attributs ontologiques de l’État, de ses quatre fonctions régaliennes : monopole de la force organisée, monopole des rapports diplomatiques, gestion et perception de l’impôt, et gestion des politiques publiques.

Quant à la notion de pluralisme, elle est équivoque dans des travaux d’auteurs reconnus, mais qui n’ont pas suivi le développement des recherches internationales sur les sociétés pluralistes.

Il y a le pluralisme au sens démocratique général qui implique la reconnaissance et la garantie des libertés fondamentales. Mais il y a aussi le pluralisme culturel, au sens sociologique, dans les cas de diversité religieuse, linguistique, ethnique, raciale… Le pluralisme culturel comporte quatre caractéristiques particulières : la diversité revêt un haut niveau de stabilité et de permanence ; elle classifie à des niveaux variables les personnes et les groupes (noir, blanc, francophone, germanophone…) ; elle se traduit par des organisations sociales, religieuses, éducatives, hospitalières…) ; la règle démocratique générale de l’alternance ne fonctionne pas de façon quasi mécanique (gauche-droite, démocrate-républicain…). Il y a dans le pluralisme culturel, comme on le constate dans plusieurs pays, un risque d’exclusion permanente.

Il en découle l’exigence de gérer le pluralisme culturel, en plus des normes générales connues, avec des aménagements spéciaux : discrimination positive ou quota, autonomie limitée dans certains domaines, fédéralisme personnel ou territorial…

Le pluralisme culturel, dans le cas du Liban et d’autres pays arabes, n’est pas inquiétant suivant un imaginaire jacobin et idéologique. Il y a en effet deux sortes de pluralisme culturel : le pluralisme fortement segmenté où l’individu naît, va à l’école, se marie, travaille, engage des relations, meurt et est enterré au sein de sa communauté ! Et il y a le pluralisme entremêlé (overlapping memberships) où, par exemple, un maronite originaire du Kesrouan naît à Beyrouth, se marie avec une fille de Tripoli, possède des biens fonciers dans la Békaa, travaille au port de Beyrouth, est membre d’un parti, membre d’un syndicat… Quinze années de démarcations et de barricades (1975-1990) dans le but de rompre le tissu géographique et intercommunautaire des Libanais n’ont pas brisé l’unité de vie commune des Libanais.

On se demande comment des sociologues suivant les classifications académiques rejettent dans leurs écrits le pluralisme culturel, alors que les notions de culture, d’inculturation, d’acculturation, de socialisation… sont au cœur de toute sociologie.

Dans les rapports État-communautés, des idéologues, jacobins, aliénés au sens culturel ou souvent de bonne foi, mais non versés dans des recherches opérationnelles et comparatives, appréhendent l’équation État-communautés en occultant l’un des paramètres ! Ils se concentrent sur l’État, plutôt jacobin, ou sur les communautés. La réflexion générale de Paul Valéry est à ce propos fort appropriée : « Si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons. »

Gouvernabilité du régime constitutionnel libanais

Tout régime politique comporte ses pathologies et ses thérapies. Tout phénomène humain, le corps humain, comporte ses pathologies et les normes de son bon fonctionnement. Il y a les maladies de l’œil, de l’estomac, du foie… Se concentrer sur les pathologies en sciences sociales pour le diagnostic et la remédiation en présupposant qu’une autre organisation ne comporte pas aussi ses pathologies, c’est de l’idéologie ! Nous citons encore Paul Valéry : « Le ver est dans le fruit ! »

Sous occupation, aucun système constitutionnel ne fonctionne avec régularité, même si on est dans des démocraties consolidées et des sociétés qui ont atteint un haut niveau de solidarité. Les régimes d’occupation et leurs alliés internes – de 1990 à 2005, puis depuis l’accord du Caire revisité par l’accord de Mar Mikhaël du 6 février 2006 – ont exploré, déniché, manipulé, exploité, pratiqué à outrance la manipulation du système entièrement grippé, à moins d’un recours à la Sublime Porte occupante directe ou par procuration.

Les principales pathologies des régimes parlementaires dont il faut, à partir d’elles, déterminer les thérapies sont notamment : faiblesse ou absence d’une opposition agissante ; blocage et lenteur de la décision ; application sauvage de la règle du quota ou de discrimination positive ; faiblesse de l’autorité étatique ; perméabilité à des ingérences extérieures ; « pillarization » communautaire avec une dictature des élites au sommet ou « élitocratie » ; compromis à outrance interélites, jusqu’à la compromission, et même le non-droit.

L’État est-il celui qui tranche ou celui qui arrange ? Toute démocratie est par essence délibérative, mais la pluralité de centres de décision débouche sur la polyarchie ou sur un régime d’assemblée avec confusion des pouvoirs qui camoufle la dictature d’élites au sommet ou « aqtâb » et l’occupation.

La théorie de « minority control » ou « dominant majority », développée par l’auteur israélien Sammy Smooha pour la gestion du pluralisme, s’explique pour résoudre le problème de la décision. Mais jusqu’à quand le segment dominé et contrôlé, comme dans le cas de la composante arabe en Israël et dans certains pays arabes et africains, va-t-il souscrire à la domination sans réclamer égalité et participation ?

Pour régler la difficulté de gestion de la diversité, par essence difficile, des auteurs, souvent idéologues, jacobins ou de bonne foi, prônent la négation même de la pluralité. Ils nient ainsi le problème, sans le résoudre. On entend ici par culturel, au sens sociologique, la diversité religieuse, linguistique, raciale... Un des auteurs disqualifie ironiquement le Liban de « sîgha fazza » (formule saugrenue) sans aucune référence à des études comparatives. L’éclatement de l’Union soviétique, le démantèlement de la Yougoslavie, l’émergence sauvage de phénomènes identitaires… n’amènent pas des idéologues à se pencher, avec profondeur, pragmatisme et normativité, sur les travaux comparatifs relatifs à la gestion du pluralisme depuis les années 1970. Ils appréhendent ces travaux en tant que doctrine (communisme, socialisme, capitalisme…), alors qu’il ne s’agit pas de doctrine, mais d’une classification opérationnelle.

Le régime constitutionnel libanais, dans le texte et l’esprit, grâce à une expérience séculaire et cumulée, montre les dérapages de tout « minority control » pour couvrir l’hégémonie sectaire interne et l’occupation. Il montre et inclut les perspectives normatives de régulation. La praxis, avec les occupations et les collaborateurs internes, est la pire au monde.

L’accord d’entente nationale de Taëf et la genèse de cet accord règlent le problème épineux de la conciliation entre partage du pouvoir (power sharing) et séparation des pouvoirs. Le président de la République au Liban est « chef de l’État » (article 49 de la Constitution). Le chef de l’État est au-dessus de l’idéologie des salâhiyyât (attributions). L’article 65 de la Constitution est encore fort explicite avec l’exigence de majorité qualifiée, évitant à la fois l’abus de minorité et l’abus de majorité, donc tout l’opposé de la théorie de Sammy Smooha.

Les alternatives de règlement du problème de la décision sont les suivantes : polyarchie selon l’explication de François Bourricaud (Esquisse d’une théorie de l’autorité, 1962) avec faiblesse de l’État : minority control ou dominant majority selon la théorie de Sammy Smooha ; régime d’assemblée avec des gouvernements mini-Parlements suivant la pratique des autorités occupantes depuis 1990 avec dictature des élites au sommet et clientélisme institutionnalisé où la décision n’est libérée que grâce à un échange de prébendes ; État-chrysanthème (plutôt non-État) où chacun cueille une pétale de la rose sans se soucier de l’harmonie de l’ensemble.

Une mentalité libanaise, pour des raisons de psychologie historique, n’a pas « inculturé » ce que signifie État. C’est un problème de pédagogie et d’historiographie de l’État et non de Constitution. Sans acculturation de l’État dans le pluralisme culturel, c’est l’État chrysanthème. Il en découle quatre priorités pour la gouvernabilité (rendre la gouvernance possible) du vivre-ensemble au Liban et « libanais » : souveraineté avant tout ; chef de l’État garant de la suprématie de la Constitution ; gouvernements « exécutoires » (Ch. IV de la Constitution) ; acculturation de l’État dans la conscience collective des Libanais par les divers moyens de socialisation dont une historiographie scientifique et réaliste, et l’éducation.

Antoine MESSARRA

Ancien membre du Conseil constitutionnel, 2009-2019

Chaire Unesco-USJ

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Le problème de l’État et du vivre-ensemble verse souvent dans des généralités répétitives, sans théorisation opérationnelle et à la lumière de l’expérience et des travaux comparatifs internationaux qui ont émergé surtout depuis les années 1970. Il y a trois problèmes dans cette perspective : État, pluralisme, gouvernabilité.On a disserté dans des facultés de loi (et...
commentaires (1)

"" le besoin de parvenir a appliquer ces trois priorites ET cette 4 e:"" acculturation de l’État dans la conscience collective des Libanais"" manque pt't un 5 e a mon avis LE PLUS URGENT ET LE PLUS NECESSAIRE : acculturer le citoyen libanais au civisme dans toute la splendeur du sens... il y a longtemps nous avions une heure par semaine de cette "science" universelle. puis, Pfft ! partie cette science car le citoyen libanais n'en a plus besoin !

Gaby SIOUFI

10 h 59, le 09 mars 2022

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Commentaires (1)

  • "" le besoin de parvenir a appliquer ces trois priorites ET cette 4 e:"" acculturation de l’État dans la conscience collective des Libanais"" manque pt't un 5 e a mon avis LE PLUS URGENT ET LE PLUS NECESSAIRE : acculturer le citoyen libanais au civisme dans toute la splendeur du sens... il y a longtemps nous avions une heure par semaine de cette "science" universelle. puis, Pfft ! partie cette science car le citoyen libanais n'en a plus besoin !

    Gaby SIOUFI

    10 h 59, le 09 mars 2022

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