Une semaine après le début de l’invasion russe, tous les regards demeurent tournés vers l’Ukraine. Dominant l’actualité mondiale du fait de l’effet de surprise qu’il a suscité comme des sanctions extraordinaires qu’il a entraînées en représailles, cet événement a aussi donné lieu à des commentaires pour le moins choquants de la part des journalistes affluant sur les plateaux de télévision occidentaux. Nombre d’entre eux ont ainsi tenu des propos consistant à déplorer la formation d’une vague de réfugiés « civilisés », avec en filigrane un racisme flagrant témoignant de l’empathie sélective de l’Occident. Au Moyen-Orient, qui a fourni un gros contingent de réfugiés ces dernières années, cela a provoqué un tollé général – rappelé notamment par un communiqué de l’Association des journalistes arabes et du Moyen-Orient (Ameja). Dans un tel contexte, il n’est pas illégitime de se demander pourquoi les damnés de la terre du Moyen-Orient devraient, au milieu de tous les fléaux qui les frappent déjà, se soucier d’un autre conflit frappant le continent européen.
Discours manichéens
Plus généralement, le vif arrière-goût qu’a laissé l’hypocrisie occidentale dans nos régions pourrait aussi susciter une certaine solidarité avec Poutine, comme on a pu par exemple le voir lors d’une manifestation prorusse tenue récemment à Beyrouth et soutenue par le Hezbollah. Néanmoins, comme probablement nombre de leurs voisins, les Libanais sont bien placés pour connaître les pièges des récits binaires. Poutine est certainement un mégalomane qui porte une responsabilité directe en tant qu’agresseur et occupant. Et si la vaste expansion menée par l’OTAN à l’Est depuis 1999 a pu être interprétée comme une provocation par le camp russe, elle n’excuse certainement pas l’occupation d’un pays voisin. De même, il faut aussi résister à la tentation de ne voir le conflit en Ukraine qu’à travers le tableau rose de la bienveillance occidentale brossé par Washington et ses alliés. On peut ainsi s’interroger sur les différences entre les actions de la Russie et l’occupation américaine en Irak et son soutien à des guerres par procuration dans le monde entier, sans trouver de réponse. Les Libanais ne savent d’ailleurs que trop bien comment les États-Unis ont volontairement consenti, notamment pour des calculs qui leur sont propres, à la « Pax Syriana » qui s’est imposée après la guerre civile. Enfin, les événements qui se déroulent aujourd’hui en Ukraine risquent d’accentuer l’indifférence occidentale à l’égard des tragédies qui se déroulent en Méditerranée orientale et en Asie centrale et du Sud. Naturellement, rien dans ce rappel des faits ne saurait justifier une forme de désensibilisation vis-à-vis des civils bombardés par des avions de chasse et envahis par des divisions blindées. Alors pourquoi devrions-nous choisir un camp au lieu de recentrer le débat sur l’effort héroïque des Ukrainiens et leur quête d’autodétermination ? Car ce que nous avons en commun avec l’Ukraine va bien au-delà des débats manichéens autour de la question des responsabilités respectives de l’Occident et de la Russie.
Récits identitaires
Pour démontrer la pertinence de la crise ukrainienne pour le Liban, les plus pragmatiques ont déplacé la question du côté de la sécurité alimentaire : étant donné que le Liban importe entre 30 et 50 % de son blé d’Ukraine (les chiffres ne sont pas clairs), de nombreuses craintes existent quant aux risques de perturbation de notre chaîne d’approvisionnement, a fortiori dans un contexte où les silos à grain du port de Beyrouth ont été pulvérisés par l’explosion du 4 août 2020. Mais l’attention portée par le Liban à l’Ukraine ne se limite pas à des considérations économiques liées aux importations et aux stocks de blé. Les sanctions économiques visant la Russie auront par exemple des effets qui se feront sentir bien au-delà du Liban.
En réalité, ce que nous partageons surtout avec les Ukrainiens, ou, plus précisément, ce qui nous parle dans les turbulences auxquelles ils sont confrontés, c’est le souvenir marquant de l’invasion étrangère : les occupations israélienne et syrienne, qui ont respectivement pris fin en 2000 et 2005, demeurent très fraîches dans la mémoire collective libanaise. De même, la convoitise arrogante que Vladimir Poutine entretient à l’égard de l’Ukraine n’est pas sans rappeler la fixation héréditaire de Hafez et de Bachar el-Assad sur le Liban. Des légendes similaires d’unité et de fraternité historiques dictent la dynamique de ces relations bilatérales : dans les deux cas, les petits pays sont considérés comme appartenant de plein droit à leurs grands voisins. Et tandis que Poutine développe le récit selon lequel les Russes et les Ukrainiens descendent de la Rus’ de Kiev, des intellectuels comme le fondateur du PSNS, Antoun Saadé, n’ont cessé de revendiquer l’existence de la Grande Syrie, offrant au régime des Assad un cadre narratif justifiant pendant des décennies le maintien de la vassalité libanaise. Quant aux images (parfois détournées) d’un ciel ukrainien conquis par les avions de chasse ennemis, elles ne sont que trop familières aux Libanais qui connaissent la puissance menaçante d’un voisin ouvertement agressif et militairement supérieur comme Israël.
Comme les Ukrainiens, nous savons aussi à quel point le soutien de la Russie a pu renforcer la puissance locale de certains acteurs néfastes et antidémocratiques sur la scène locale, comme le régime d’Assad ou le Hezbollah au Liban – et que dire des enfants innocents assassinés en Syrie par des armes russes ?
Surtout, tout comme le peuple ukrainien, nous connaissons aussi le lourd tribut à payer qu’implique le fait de voir nos identités nationales affublées de récits d’appartenances hybrides à deux mondes antagonistes, qui attirent une ingérence sans contrepartie. Sur le chemin périlleux de l’autodétermination, nos tergiversations et nos tentatives d’autodéfinition se sont transformées (par nous et malgré nous) en crises géopolitiques dévastatrices.
Ce qui se passe en Ukraine est important pour nous en raison des héritages communs d’intervention et de rébellion. Cela nous importe parce que le soulèvement de « l’Euromaïdan » en 2013-2014 nous a fourni un modèle de résistance civique. Cela nous importe parce que dans le Liban de l’après-octobre-2019, et malgré l’échec partiel de ce soulèvement, nous devons nous efforcer d’imiter la volonté des Ukrainiens de survivre en dépit des amis et ennemis, et espérer trouver un jour le courage de nous battre aussi farouchement que les Ukrainiens.
Historienne et chercheure au Darwin College (Cambridge) et au centre EUME (Berlin).
commentaires (12)
Si la paix était aussi simple, on y vivirait tous. Jarak el arib wa la aribak l' b3id. Il y a des proverbes qui nécessitent méditation sinon considération.
PPZZ58
17 h 26, le 16 mars 2022