(Mardi 16 mai 2023, la juge d'instruction française chargée de l'enquête sur le patrimoine européen de Riad Salamé a délivré un mandat d'arrêt international le visant, après son refus de se présenter à un interrogatoire à Paris. Nous vous proposons de relire ce commentaire que nous avions publié en février 2022)
Dans n’importe quel autre pays au monde (ou presque), il aurait été démis de ses fonctions depuis déjà bien longtemps. Comment, en effet, survivre à la pire crise financière de l’histoire du Liban lorsque l’on est gouverneur de la banque centrale depuis presque trente ans ? Comment se maintenir à ce poste si stratégique, qui lui permet notamment d’être un interlocuteur-clé dans les négociations avec le FMI, lorsque l’on est ciblé par des enquêtes judiciaires dans au moins quatre pays européens ? Riad Salamé est-il encore un magicien? Non plus de la finance, comme il était autrefois présenté, mais de la politique à la libanaise ? Peut-être. Car si le patron de la BDL est encore en poste plus de deux ans après le début de la crise financière, c’est essentiellement pour une raison : le Liban n’est pas n’importe quel pays et, ici, le sort du fonctionnaire le plus puissant de la République est l’enjeu d’une âpre bataille politique où se mêlent intérêts privés, considérations communautaires, surenchère démagogique et volonté d’échapper à toute forme de responsabilité.
Riad Salamé paraît à la fois impassible et inébranlable. Mais sa personnalité, sa résilience à toute forme de critique, son obstination à vouloir défendre son bilan à bien des égards indéfendable demeurent secondaires dans cette affaire. Ce qui rend en réalité la chose complexe, c’est que l’affaire en question comporte trois dimensions distinctes que ses détracteurs comme ses soutiens s’efforcent de mélanger pour en faire un seul sujet politique.
La première est d’ordre purement judiciaire. La Suisse, la France, le Luxembourg et le Liechtenstein ont chacun ouvert une enquête sur le gouverneur de la BDL, soupçonné entre autres de « détournement de fonds » et de « blanchiment d’argent ». Le Liban en a fait de même en réaction. Au cœur de l’enquête suisse, la première à avoir été lancée, des virements réalisés entre 2002 et 2014 depuis des comptes de la Banque du Liban vers une société dénommée Forry. Or le bénéficiaire économique de la société précitée n’est autre que le frère du gouverneur, Raja Salamé. On parle ici de plusieurs centaines de millions de dollars. Le gouverneur de la BDL dément les faits qui lui sont reprochés, arguant que tout le monde « confond les fonds qui appartiennent à la BDL et ceux qui y transitent ». Mais après avoir eu accès à des contrats entre la banque centrale et une banque libanaise, l’agence Reuters a révélé lundi que pendant plus d’une décennie, la BDL a facturé des commissions aux banques lorsqu’elles achetaient des obligations d’État sans que ne soit jamais mentionné le véritable bénéficiaire de cette transaction : la société Forry.
Les Européens avancent et coopèrent dans ce dossier. Ils soupçonnent Riad Salamé de s’être constitué un patrimoine immobilier sur le Vieux Continent avec les fonds possiblement détournés. Mais le Liban, lui, fait tout pour entraver l’enquête. Le magistrat qui en a la charge, Jean Tannous, a été empêché en janvier d’effectuer une perquisition dans plusieurs banques libanaises, qui hébergent des comptes de la société Forry, puis de se rendre à Paris pour coordonner son action avec ses homologues européens. Le Premier ministre Nagib Mikati, proche de Riad Salamé, est accusé d’avoir interféré dans l’affaire, ce qu’il n’a qu’à moitié nié.
Les secrets de la République
On en vient justement à la deuxième dimension, politicienne et populiste. Michel Aoun sait que son mandat est un désastre absolu. Mais le président de la République ne peut pas supporter le fait d’en assumer seul la responsabilité. Il a besoin d’un coupable, d’un bouc émissaire qui lui permette de se dédouaner. Riad Salamé a le profil idéal. Il incarne tout ce que le aounisme politique combat depuis des années : c’est l’homme de Rafic Hariri, mais aussi celui de Nabih Berry et de Walid Joumblatt, ce « trio infernal » qui aux yeux de Michel Aoun est à l’origine de tous les maux du pays. Même s’il est président, même si son gendre a joué au vice-Premier ministre pendant trois ans, même si son parti a le plus grand nombre de sièges au Parlement, Michel Aoun continue de se présenter comme le principal opposant au système. Et le fait que Riad Salamé échappe effectivement à son contrôle lui permet de corroborer ce récit. S’il obtient sa tête, il prouve à ses partisans qu’il n’a pas peur, contrairement aux autres, de s’attaquer à la corruption. S’il n’y parvient pas, il joue les victimes d’un système uni contre lui. Plus les élections approchent, tout comme la fin du mandat, plus cette victoire lui est nécessaire. Pour l’obtenir, le président a déployé ses armes au sein de la République. L’arme sécuritaire, avec le chef de la Sécurité de l’État, le général Tony Saliba, lui-même mis en cause dans l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth ; et judiciaire, avec la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun. Cette dernière ne cache pas ses sympathies pour le chef de l’État et s’en prend systématiquement à ses adversaires. Cela ne veut pas dire que ses enquêtes sont infondées, simplement qu’elles sont politiquement orientées.
Riad Salamé est encore en place parce qu’une large partie de l’establishment politique ne veut pas qu’il en soit autrement. Parce que l’homme détient tous les secrets de la République. Parce que les opposants à Michel Aoun refusent qu’il remporte cette carte à leur détriment. Parce qu’il serait impossible, dans le contexte actuel, de s’entendre sur le nom de son successeur, une perspective qui inquiète notamment les États-Unis. Parce qu’enfin, la chute de Riad Salamé serait le symbole de la fin d’une ère que beaucoup, de Nabih Berry à Walid Joumblatt en passant par Saad Hariri et Nagib Mikati, redoutent.
La responsabilité
C’est la troisième dimension de l’affaire, d’ordre symbolique et idéologique. Depuis le début de la crise libanaise, chaque camp défend son storytelling. La crise est le résultat, selon les orientations de chacun, de la mainmise du Hezbollah sur l’État, du haririsme politique, du « blocus américain », de la corruption à grande échelle ou encore de la financiarisation de l’économie. L’un de ces storytellings, relayé notamment par une partie de la gauche libanaise, fait de Riad Salamé le principal acteur de cette crise. En tant que gouverneur de la Banque du Liban, sa responsabilité est évidente. Elle l’est d’autant plus que l’homme n’est pas un simple exécutant, c’est l’architecte de la pyramide de Ponzi mise en place à l’échelle nationale, dont l’écroulement est l’une des principales causes de la crise économique et financière. Elle l’est également en raison de son comportement depuis 2019. Le gouverneur de la BDL a nié la réalité des faits, a laissé entendre que le pays était victime d’un dessein étranger et a encouragé via ses circulaires une large « lirification » des dépôts (un haircut déguisé, en somme). Le présenter comme l’alpha et l’oméga de la crise relève toutefois d’une démarche sinon malhonnête, du moins limitée. Le gouverneur ne peut être tenu responsable du fait que les gouvernements successifs n’aient réalisé aucune des réformes demandées par la communauté internationale depuis deux décennies, ni que le clientélisme soit devenu une religion d’État, ni du coût exorbitant de la dette accumulée, résultant des déficits d’Électricité du Liban (environ 50 % de la dette libanaise). Il ne peut pas non plus être tenu responsable du climat d’instabilité permanente (lié aux crises gouvernementales, aux attentats, à l’occupation du centre-ville, à la guerre ou aux risques de guerre avec Israël, au conflit syrien), qui a coûté une fortune au pays tout en dissuadant les potentiels investisseurs, ni de la rupture diplomatique entre le pays du Cèdre et les monarchies du Golfe, dont les pétrodollars avaient le mérite de maintenir l’économie locale sous perfusion.
Faire de Riad Salamé l’acteur principal de la tragédie libanaise, c’est ne pas avoir compris que la crise est politique avant d’être économique. Mais rappeler cette évidence ne doit certainement pas contribuer à blanchir un homme dont l’action raconte une partie des racines du naufrage libanais.
Si le gouverneur est responsable, il l'est parce qu'il a essayé seul de minimiser l'impact de la corruption généralisée sur les finances de l'Etat par des moyens monétaires dangereux (taux élevés, entre autres). D'un autre côté, le mandat d'arrêt par une juge déroutée par le tapage aouniste, reste pour les 4 pays qui ont fait des enquêtes. Rien nest encore acquis ni validé pour son accusation concernant Forry.
19 h 27, le 17 mai 2023