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Afifa Karam : la grande oubliée de la littérature libanaise

Afifa Karam : la grande oubliée de la littérature libanaise

Un cliché inédit de Afifa Kram avec son mari. L’auteure était une féministe émancipée, issue d’une vieille famille bourgeoise de Amchit. Photo provenant des archives de Guy-Abdallah Zakhia

Afifa Karam (1883-1924) est une journaliste, traductrice, romancière et féministe avant-gardiste libanaise qui a à son actif des œuvres passionnantes, historiques, sociales et philosophiques. Elle est surtout pionnière du style romancier en langue arabe : ses romans Badia et Fouad, Fatima al-Badawiya, Ghadat Amchit (1910), etc. seraient les tout premiers romans de la littérature arabe, selon Elizabeth Saylor, professeur assistante d’arabe à la North Carolina State University et spécialiste de Afifa Karam. Elle explique, que Karam a publié son premier roman avant celui de Mohammad Hassanayn Haykal, Zeynab, qui date de 1914 et qui était considéré jusque-là comme le premier roman arabe. Karam a par ailleurs traduit vers l’arabe des œuvres internationales, comme des ouvrages d’Alexandre Dumas.

Les programmes scolaires libanais de littérature arabe ont réservé la part de lion, méritée, aux écrivains libanais de « al-Nahda », mouvement de renaissance et d’enrichissement de la littérature arabe, amorcé dès la fin du XIXe siècle et dont les piliers étaient pour la plupart des Libanais, résidents ou expatriés. On étudie ainsi l’exceptionnel Gebran Khalil Gebran, Mikhaël Neaimy, Naoum Moukarzel, etc., écrivains notables de la diaspora. Mais ces programmes ont laissé tomber Afifa Karam, elle-même membre de la diaspora et contemporaine de ces auteurs, et jamais elle ne fut enseignée ni dans les écoles libanaises ni dans les programmes de littérature universitaires.

Née à Amchit, elle grandit au sein d’une société marquée par des différences entre les classes sociales, la préséance de la figure masculine et l’omniprésence de la pratique religieuse. À l’instar de tous les « Amchitis » (habitants de Amchit) de l’époque, elle éprouve, en grandissant, rapidement une fascination pour son village et les anciens qui l’ont construit. De ses écrits on peut tirer des descriptions de son environnement : « Le nombre des églises dans mon village natal est égal au nombre de maisons », affirme-t-elle dans Ghadat Amchit. Selon quelques sources, son père pratiquait la médecine et était, selon ce qu’elle mentionne, le premier secrétaire (parmi cinq) de Mikhaël beik Toubia al-Kallab, un grand notable maronite administrateur de « Mouqataat » Jbeil au cours de la première moitié du XIXe siècle. Sa mère Frosina Charbel, originaire de Batroun, était une femme lettrée, aimable et sage, selon la description de l’historien Adib Lahoud qui la présente comme « une femme avec qui les discussions étaient des plus enrichissantes ».

Du patriotisme dans le cœur

Depuis son émigration aux États-Unis, Afifa ne cesse de mentionner son pays d’origine et son village natal, dont elle fait l’éloge des habitants. On voit bien qu’elle était séduite par sa population. Dans ses œuvres, Karam n’arrêtait pas de lutter pour condamner les injustices contre les femmes. Rédactrice en chef pendant six mois du journal al-Houda de Naoum Moukarzel, elle fonde aux États-Unis al-Imra’a al-Souriya (La femme syrienne), journal qui traite des intérêts des femmes. Karam voulait par ailleurs fonder un musée au Liban et fait appel au mari de sa nièce, Sleimane Sleimane (un Amchiti) qui offre avec son frère Farid un terrain à Jbeil afin d’y construire un musée. Patriote zélée, elle exhorte le général Weygand à laisser les découvertes archéologiques au Liban. Elle avait sans doute en tête le douloureux souvenir du transfert des meilleures découvertes des fouilles archéologiques vers les musées d’Europe par Napoléon en Égypte ou par l’entremise de Renan au Liban. Son projet de musée n’a pas vu le jour par manque de collaboration. Cette auteure envoie aussi à partir des États-Unis des donations pour aider la population et pour soutenir l’hôpital gratuit de son village.

Afifa Karam est mentionnée dans un livre d’histoire locale, al-Dawha al-Amchitiya, publié par Adib Lahoud en 1954. Mais pendant très longtemps, elle fut éclipsée et reléguée. Serait-elle victime du « damnatio memoriae » à cause de ses positions rebelles contre la tradition, contre les mariages arrangés et la soumission, et de son sens critique du clergé ? Serait-elle occultée par peur de son féminisme précoce dans une société patriarcale ?

À partir de la fin du XXe siècle, quatre femmes successives ont eu l’idée de déterrer le « sarcophage centenaire » contenant la biographie et le corpus de Afifa. Tout d’abord, Nadia al-Jardi Nouwayhed et Émilie Farès Ibrahim ont réservé une place pour l’auteure dans un travail consacré aux écrivaines libanaises en général, puis il y a eu des études plus développées, comme celles de Barbara Badawi qui a préparé un doctorat sur la vie et l’œuvre de Karam, puis plus récemment, Elizabeth Saylor, une orientaliste américaine, dont l’objet du doctorat était la littérature de Afifa Karam.

Le regard de Saylor sur Afifa Karam

À la question de savoir quand elle a entendu parler de Karam la première fois, Saylor raconte : « C’est en faisant des recherches sur les romancières arabes pionnières qui ont émergé pendant la NahdÒÒa que je suis tombée sur son nom pour la première fois. Je connaissais Zaynab Fawaz, Aisha Taymur et Labiba Hashim, mais j’ai été surprise de découvrir que l’une de ces écrivaines, Afifa Karam, avait publié tous ses romans arabes à New York et qu’elle a commencé à le faire en 1906, bien avant la publication du texte de Zaynab, que les courants dominants du roman arabe suggèrent comme le « premier roman arabe » (Mohammad Hassanayn Haykal, Zaynab, Le Caire : 1913-1914). Une exploration plus poussée de l’éditeur de Karam, al-Houda Press, a révélé qu’il ne s’agissait que d’une des nombreuses maisons d’édition arabes de Washington et West Streets sur le côté ouest inférieur de Manhattan. En tant que New-Yorkaise moi-même, cette découverte m’a coupé le souffle : comment n’avais-je jamais entendu parler de la colonie syrienne (immigrants libanais), ou comme nous l’appelons aujourd’hui, « Little Syria », avant ? Non seulement c’était le premier quartier d’immigrants arabes aux États-Unis, non loin de Chinatown et de la Petite Italie, mais c’était le site d’une renaissance littéraire arabe dynamique qui a transformé la langue et la littérature arabes. C’est dans ce quartier où des géants de la littérature comme Gebran, Rihani, Naimy, Abou Madi et les frères Haddad ont vécu et travaillé, fondé leurs journaux et sociétés littéraires, et expérimenté de nouvelles formes littéraires, poussant la littérature arabe dans de nouvelles directions. J’ai été ravie d’apprendre que les femmes faisaient également partie de la renaissance littéraire du « mahjar ». Ayant vécu les attaques contre le World Trade Center en 2011, il a été particulièrement marquant pour moi d’apprendre que « Little Syria » n’était qu’à quelques blocs de ce que nous appelons maintenant « Ground Zero ». À la suite du 11 septembre, alors que les Arabes et les musulmans étaient mal présentés dans les médias, j’ai été convaincue que c’était une histoire qui devait être racontée. Bien qu’ils aient si souvent été retirés de l’histoire, les arabophones font partie du tissu américain. »

Elizabeth Saylor poursuit décrivant l’œuvre et la personnalité de l’auteure : « Karam était un tison qui a hardiment proclamé son « amour pour briser les frontières traditionnelles » (hubb kasr al-quyūd al-taqlīdiyya). Elle a défié les tabous contre la représentation des relations amoureuses dans ses romans en utilisant le genre émergent du roman comme plate-forme pour sa politique féministe. À travers des histoires d’immigrants d’amour et de romance, Karam a critiqué les conventions sociales et les traditions qui ont créé des obstacles à l’autonomisation des femmes, à la fois dans le watan et le mahjar. Elle n’a pas eu d’enfants de son mariage, mais ses livres étaient sa progéniture. Karam a articulé une position féministe dans ses œuvres qui était très en avance sur son temps. Elle a défendu les droits des femmes à travailler, à voyager, à s’exprimer et à choisir leurs propres partenaires. Elle est allée loin, jusqu’à identifier spécifiquement « le gouvernement et l’Église » (al-hukūma wa’l-kanīsa) comme les institutions patriarcales responsables de l’oppression des femmes au Mont Liban. Au tout début des années 1900, Karam dépeint des personnages féminins forts dans ses romans, leur conférant une pleine autorité narrative, et selon les chercheurs, ce n’est pas arrivé dans la littérature arabe avant les années 1950. De plus, les romans de Karam sont les premiers textes arabes à traiter de sujets tabous tels que le mariage des enfants, les crimes d’honneur, les mariages interreligieux, etc. En fait, elle a même présenté des discussions directes sur le sexe dans ses œuvres. Par exemple, dans son troisième roman Ghadat Amchit, après six ans de misère dans son mariage avec un homme qui avait trois fois son âge, l’héroïne du roman Farida réclame son corps, en disant : « Tu as acheté mon corps [quand tu t’es marié avec moi]. … Mais maintenant, je te reprends mon corps pour qu’il soit à moi et à moi seule. (Inta ishtarayta jasadī... Amma al-ān, fa-innī astarja’ jasadī minka li-iyakūn lī wahdī.) Dans ses romans, comme dans son journalisme, Karam était intrépide, repoussant les limites de l’acceptabilité et risquant le rejet de sa famille et de sa communauté afin d’exprimer ses idéaux, de lutter pour les droits des femmes et de faire entendre leur voix. Tout au long de sa vie, Karam a été un exemple courageux des contributions des femmes, non seulement à la littérature, mais à la société dans son ensemble. »

Elizabeth Saylor a eu l’occasion de visiter Amchit en été 2012 et elle se souvient : « J’ai été invité par Barbara Badaoui, qui est l’experte mondiale sur Afifa Karam et l’auteure de sa seule biographie existante publiée en 2001. Ce fut une expérience incroyable du début à la fin. J’ai été stupéfaite par la beauté de la ville, perchée en hauteur, surplombant la mer Méditerranée au-dessus des ruines de Byblos. Ensemble, Barbara et moi avons parcouru les rues qu’Afifa Karam aurait parcourues, visité les églises qu’elle fréquentait et cueilli les fruits des mêmes arbres desquels elle a mangé et dont elle a parlé dans ses œuvres. Nous avons eu la chance d’entrer dans de nombreux palais, dont Karam a parlé dans Ghadat Amchit. Lors de ce séjour, Barbara m’a emmené visiter les maisons de Gebran Khalil Gebran et Amin Rihani, le siège du patriarcat maronite à Bkerké, les sites archéologiques de Byblos, la vallée de la Békaa, Ehden, et bien d’autres sites historiques et naturels au Mont-Liban. En nageant ensemble une nuit au clair de lune, Barbara et moi, nous nous racontâmes nos propres histoires de vie et d’amour, tout comme les personnages de Karam, Fatima et Alice l’ont fait dans son deuxième roman, Fatima al-Badawiya (1909). J’ai tout simplement été submergée par la beauté de Amchit, sa riche histoire et l’hospitalité que m’ont témoignée Barbara, sa famille et toutes les personnes que j’ai rencontrées dans la ville. L’extraordinaire générosité des Amchitis, dont Karam parlait si souvent et avec tant de fierté dans ses œuvres, s’est avérée vraie. Je n’oublierai jamais cette visite et j’espère y retourner à l’avenir. »

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Afifa Karam (1883-1924) est une journaliste, traductrice, romancière et féministe avant-gardiste libanaise qui a à son actif des œuvres passionnantes, historiques, sociales et philosophiques. Elle est surtout pionnière du style romancier en langue arabe : ses romans Badia et Fouad, Fatima al-Badawiya, Ghadat Amchit (1910), etc. seraient les tout premiers romans de la littérature arabe,...

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