Ils sont fauchés. Chacun de leurs petits commerces, de leurs petites entreprises, vit voilà deux ans sur le fil du rasoir, menacés de fermeture à tout moment. Les produits pourrissent dans leurs frigos éteints, leurs dettes ne se comptent plus, les clients comptent, recomptent et ne viennent plus. Ils sont fauchés. Complètement fauchés. Si bien qu’à chaque fois qu’ils se retrouvent sur le trottoir autour d’un café, c’est-à-dire tous les matins, ils prononcent ces mots sans crainte et avec un détachement certain : « Les amis, bi ikhtissar (en résumé), nous avons donc travaillé toutes ces années pour devenir… pauvres. » Ce constat, pourtant si dur, est souvent suivi d’un éclat de rire collectif. Je ne sais pas, je ne sais plus comment les Libanais font pour trouver l’humour dans le brouillard de leur tristesse. Je me demande surtout d’où ces commerçants de mon quartier, comme d’ailleurs tous ceux du Liban, continuent de puiser la force pour se lever le matin, s’habiller et lever les rideaux de fer de leurs échoppes mourantes. La force de se réunir autour d’un café et puis juste de rire. La force de continuer, simplement. En perpétuant ces habitudes sans le savoir, ces gens-là font que le pays reste.
Les gardiens de quelque chose
L. m’écrit tous les jours de Beyrouth. Tous les jours, elle me détaille les nouveaux horaires des coupures de courant, le prix de la man’ouché qui me fait sursauter, les liasses d’argent qu’elle a dû débourser pour faire le plein d’essence et le pot de labné qui coûte désormais 50 000 livres libanaises. Elle me raconte ses batailles à la banque pour retirer des sous et payer les stagiaires qui l’aident à produire son premier film, Nabil Net, qui a fermé, les amis qui s’en vont et le silence de notre rue dès seize heures. Notre rue qui ne dormait jamais. Et puis elle m’envoie une photo de Pierre, Assaad, Charbel et Amal, les commerçants de notre quartier en train de bavarder et parfois même rire avec leurs Cedars et leurs petits gobelets de café posés sur le capot du taxi de Sami. À chaque fois que je regarde cette photo envoyée par L. et qui est quasiment la même tous les jours, c’est peut-être idiot, mais je suis rassuré. Que ce soit L. ou Pierre, Assaad, Charbel, Amal et Sami, ceux qui restent au Liban aujourd’hui sont les gardiens de quelque chose dont on dit qu’il risque de disparaître d’une minute à l’autre. Ils sont ceux qui prolongent la vie de notre pays malade comme ils le peuvent, en lui tenant la main, en dormant à son chevet. C’est L. qui réalise son premier film depuis Beyrouth, avec la montagne de défis que cela implique aujourd’hui. L. qui veut, à la faveur de ce documentaire, recoller les morceaux d’une histoire dont nos livres d’histoire nous ont privés et ainsi protéger le souvenir d’un lieu en voie de disparition.
C’est Amal la pharmacienne qui, quotidiennement et immanquablement, après l’heure de fermeture, appelle une à une les personnes âgées du quartier pour s’assurer qu’elles ont tout ce qu’il leur faut comme médicaments. « Je suis là à toute heure, ne vous inquiétez pas. »
Ce sont les petits commerçants de mon quartier, le boucher, le snack du coin, le primeur, le minimarket, le network, la mercerie, les vendeurs de produits de mouné, le One Dollar Shop, la boutique de nouveautés, qui cousent le passé au présent. C’est cet homme que j’ai croisé le mois dernier sous un ficus de la rue du Liban où l’attendait une horde de chats ronronnant et les yeux plissés, à qui il donne tous les jours à manger. Il m’a dit, toujours avec cet humour qui n’appartient qu’aux Libanais : « Il faut bien que quelqu’un pense à ces pauvres chats. Beyrouth serait quoi sans ses chats ? »
Un réseau d’amour
Ce sont ces galeristes qui éclairent leurs cimaises et ouvrent leurs portes à nouveau, comme on élargit l’horizon à ceux qui n’en ont plus. Ce sont ces enseignants dont les salaires infimes suffisent à peine à couvrir deux courses au supermarché, mais qui ne ratent pas un jour de cours, seulement parce qu’ils réalisent l’ampleur du rôle qu’ils ont à jouer, qu’ils savent que le salut du Liban ne passe plus que par l’éducation. Ce sont les journalistes (indépendants), ceux qui produisent ce quotidien tous les jours dans des conditions qui défient parfois le cauchemar, et les autres aussi, qui mettent souvent leur vie en danger au nom de ce combat désormais si précieux : la liberté d’expression. Ce sont ces propriétaires de bar et de boîte de nuit qui promettent que le Liban n’arrêtera jamais de danser. Ce sont ces restaurateurs qui étaient sur le point de déclarer faillite mais qui, à la dernière minute, ont décidé de puiser dans le peu de pécule qui leur reste. « On doit ça à Beyrouth », ont-ils dit à leurs clients qui se sont serré la ceinture pour venir encourager l’établissement. Ce sont aussi et surtout ceux qui continuent de faire vivre ces lieux avec le peu de moyens qui leur restent.
Ce sont chacune des grandes personnes que j’ai eu la chance de rencontrer cet octobre 2019 et qui m’ont été une véritable leçon. On les dit défaits, désorganisés, on se demande où ils sont, mais leur révolution a pris une autre forme, moins visible, plus intelligente. Elle (se) prépare (dans) les coulisses du Liban à venir. Et grâce à eux, grâce à ceux qui restent et qui sont tout ce qui lui reste, le Liban à venir sera sauvé.
Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
commentaires (5)
Je rappelle que les ultra riches restent aussi, ils sont trop contents
Warman69
17 h 31, le 01 novembre 2021