Samedi 2 octobre, à 19h30, le rideau ne s’est pas levé sur la pièce Tenfiseh (Défoulement), de Awad Awad. Les spectateurs qui devaient assister à la deuxième et dernière représentation de ce spectacle musical au Théâtre al-Madina, à Hamra, ont été informés de son annulation.
La scène leur étant interdite, c’est le trottoir que les jeunes comédiens ont investi. « Je ne suis pas un voleur, je suis accusé à tort, si vous étiez à ma place vous n’auriez pas supporté les fardeaux… C’est lui le voleur… Thaoura, mensonges, immigration, marché noir, pénuries… », ont scandé les jeunes comédiens samedi soir devant le théâtre beyrouthin, comme le montrent les vidéos postées sur Facebook et Twitter. « S’ils veulent nous museler à l’intérieur, nous crierons dehors », réagit une artiste présente sur place.
Au lendemain de l’affaire, Nidal el-Achkar, directrice du Théâtre al-Madina, explique toutefois à L’Orient-Le Jour que la représentation n’a pas été interrompue en plein cours. Si la pièce n’a pas été jouée, c’est pour une question de permis...
« Cette année, par manque de budget, nous avons décidé de transformer le festival de théâtre Meshkal en une série d’ateliers autour de la thématique de l’art thérapie. Comme Tenfiseh est présentée dans ce cadre-là, nous n’avons pas jugé nécessaire de demander un permis de représentation de la Sûreté générale, comme la loi libanaise le dicte », explique Nidal el-Achkar. Selon elle, à l’issue de la première représentation, vendredi soir, un informateur a dû « alerter les autorités en prétendant que le spectacle comprend des insultes proférées à l’encontre du président de la république, ce qui n’est pas le cas », assure la grande dame du théâtre. « C’est parce que nous n’avions pas de permis que la deuxième représentation a été annulée ».
Combat contre Dame Anastasie
« Tout le monde connaît ma position contre la censure, et mes années de combat contre dame Anastasie en attestent », poursuit celle qui avait, en 1968, présenté la pièce Majdeloun dans un café de Hamra parce que les autorités en avaient arrêté la représentation au Théâtre de Beyrouth. « Les forces de l’ordre étaient entrées dans la salle et nous avaient littéralement chassés du théâtre, se souvient la militante de la première heure. Ce qui s’est passé avec Tenfiseh est différent ».
Réagissant à la polémique, la Sûreté générale a affirmé, dans un communiqué publié dimanche, que « le réalisateur palestinien Awad Awad a présenté une pièce de théâtre (...) sans passer par le circuit légal pour la diffusion des pièces, à travers le bureau des médias au sein de la direction de la Sûreté générale ». « Le théâtre en question a été contacté et ses gérants, que nous remercions, ont arrêté la diffusion de la pièce, après qu’ils se soient rendu compte du fait que sa représentation viole les lois en la matière », affirme la SG. « Certaines personnes ont présenté cette affaire comme une atteinte aux libertés publiques, alors qu’il s’agit en réalité d’une mesure visant à la protéger et à empêcher de porter atteinte à la loi sous certains prétextes », poursuit le service de sécurité.
Ce spectacle musical, produit d’un atelier qui dure depuis des semaines, est un défoulement de jeunes, une prise de position, explique, de son côté, la directrice du théâtre. « Il comprend certes des propos parfois puériles qui n’ont pas lieu d’être dits sur scène où le premier degré n’a pas sa place. L’art théâtral se doit par essence d’être forgé dans la subtilité » , estime l’actrice et metteure en scène qui ajoute toutefois : « Mais ce spectacle, auquel près de 25 jeunes ont participé, contient aussi des tirades admirables ».Qualifiant la pièce de « cri de la jeunesse », elle estime qu’il faudrait laisser les jeunes s’exprimer « et que les autorités devraient plutôt se soucier de questions plus primordiales, plus vitales. Pourquoi n’y a-t-il pas d’électricité ? Pas de fuel ? Où sont passés les médicaments ? Ou est parti notre argent ? Qui est responsable de l’explosion du port ? »
« Le théâtre restera un espace de liberté. Personne ne pourra changer cela », ajoute encore Nidal el-Achkar. Pour la doyenne des planches, ce qui se dit sur scène est toujours sujet à de multiples interprétations. « Si nous jouions aujourd’hui Ubu roi d’Alfred Jarry, l’establishment se sentirait sans doute directement visé », conclut-elle malicieusement.
Contacté par L'Orient-Le Jour, le metteur en scène Awad Awad préfère s'abstenir de tout commentaire, se contentant d'exprimer sa tristesse "parce qu'au Liban, un travail d'étudiants a besoin d'un permis et doit passer par la censure ".
Il n’est pas clair si Tenfiseh recelait ou pas des propos expressément injurieux à l’encontre du chef de l’État, mais une chose est sûre dans ce énième débat sur la liberté d’expression et l’absurdité de ce passage préalable et obligé par la censure : la situation au Liban reste des plus ubuesques...
On se met des lunettes noires et avançons à reculons...
14 h 30, le 04 octobre 2021