Alors que le Liban se débat dans une crise économique et financière sans précédent, le FMI a fait les gros titres de la presse en lui allouant 1,135 milliard de dollars en droits de tirage spéciaux (DTS). Le montant total correspond en réalité à deux allocations distinctes : la part du Liban dans l’allocation globale adoptée cette année dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19 (860 millions de dollars) et une autre de 275 millions de dollars que le Liban s’était vu attribuer en 2009. Le ministère des Finances a confirmé hier que ces fonds avaient bien été déposés à la Banque du Liban (BDL), soit l’un des principaux architectes de la crise libanaise. Autant dire que la formation, la semaine dernière, d’un gouvernement composé principalement de figures de l’establishment politico-confessionnel et dépourvu de ministres réellement indépendants tombe à pic pour dépenser cette manne...
L’allocation de DTS représente un revirement remarquable de la part de la communauté internationale : alors que, pas plus tard que l’été dernier, les négociations sur un plan de sauvetage du FMI avaient capoté du fait du comportement récalcitrant de la partie libanaise en matière de réformes – et d’une attitude de « marchands de tapis », aux dires d’un officiel européen présent lors des négociations –, l’institution a maintenant approuvé une allocation inconditionnelle de plus d’un milliard de dollars.
Certes, cette somme pourrait s’avérer fort utile à un pays qui manque cruellement de liquidités – elle pourrait par exemple suffire à couvrir la quasi-totalité du coût de la remise en état de l’infrastructure de gestion des déchets solides, selon les estimations d’un rapport publié en 2018 par la Banque mondiale. Il est cependant bien plus probable que cette allocation soit, comme la plupart des aides antérieures, gaspillée par un État corrompu et à bout de souffle, au détriment des citoyens ordinaires.Le caractère inconditionnel des allocations de DTS – qui le distingue des autres programmes d’aides du FMI, dont celui que le nouveau gouvernement devrait à nouveau négocier – a d’ailleurs fait l’objet de critiques, en particulier quand les destinataires sont des nations gangrenées par la corruption. Nombreux sont les experts qui ont ainsi mis en garde contre les dangers de renflouer sans conditions les réserves en devises d’États en quasi-faillite. Face à ces préoccupations, le FMI s’est contenté de publier un guide général, fournissant par exemple des conseils sur les meilleures pratiques pour la dépense de ces fonds ou la tenue d’une comptabilité transparente en la matière... Autant de conseils bienveillants qui risquent fort de tomber dans l’oreille d’un sourd : en ce sens, le simple fait que les fonds issus de cette allocation soient déposés sur un compte du ministère des Finances à la BDL – dont la situation comptable réelle n’est connue que de peu d’initiés, en dehors de son gouverneur, Riad Salamé – devrait mettre la puce à l’oreille.
Risques
Autrement dit, cette manne providentielle, qui peut être dépensée sans contrôle, risque fort de donner aux élites politico-confessionnelles libanaises une marge de manœuvre supplémentaire pour continuer à gagner du temps et repousser encore davantage les réformes budgétaires exigées. Selon toute vraisemblance, la priorité devrait donc être donnée à des mesures fragmentaires et de court terme destinées à consolider les bases du système en place plutôt qu’à le réformer.
De fait, les hypothèses sur la destination probable de ces fonds ne manquent pas dans un pays qui cumule la plupart – si ce n’est tous – des signaux d’alerte en matière de risque de mauvaise allocation. Cette nouvelle injection de devises pourrait, par exemple, soutenir le système aberrant et illégal de taux de change multiples actuellement en cours et réduire l’ampleur de l’exposition financière du secteur bancaire. Autrement dit, fournir une bouffée d’oxygène au système officieux de transfert des pertes considérables du secteur bancaire vers l’ensemble de la population – un « plan masqué » analysé en détail dans un rapport publié en juin dernier par Triangle – et qui ne fait en réalité que retarder la résolution véritable de la crise multidimensionnelle que traverse le Liban, alors que plus de la moitié de sa population s’enfonce dans la misère.
Les élites libanaises peuvent également utiliser l’allocation de DTS pour soutenir les réseaux clientélistes avant les prochaines élections législatives prévues en mai prochain. Il ne serait ainsi guère étonnant de voir le gâteau de l’allocation des DTS être partagé entre les différents partis confessionnels pour leur permettre de continuer à s’assurer le soutien de leurs partisans respectifs – à la manière de la carte d’approvisionnement, dont certains observateurs craignent qu’elle ne serve à des manœuvres électoralistes, malgré les assurances de l’État sur la transparence du processus de distribution.
On peut également s’interroger sur l’agenda politique de l’État membre du FMI, à l’identité non révélée jusqu’à présent, qui a fourni les devises en contrepartie des DTS libanais : compte tenu de l’état des finances publiques libanaises et du défaut sur les eurobonds, le pays qui a consenti à fournir ces fonds considérables avec l’imprimatur du FMI espère sans doute des gains géopolitiques ultérieurs, dans un contexte déjà marqué par des rivalités croissantes.
Le mois dernier, par exemple, les États-Unis ont indiqué être prêts à autoriser des importations d’hydrocarbures égyptiens par le Liban via la Syrie, et ce au lendemain de l’annonce par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, de livraisons de fuel iranien en réponse à la crise de carburants que vit le pays. En juillet, c’est l’Irak qui annonçait la livraison d’un million de tonnes de fuel en échange de « biens et services » . Autrement dit, s’il est naturellement impossible de déterminer les motivations exactes du partenaire anonyme dans l’échange de DTS de cette semaine, il est a peu près certain qu’il ne s’agit pas là d’argent gratuit...
Récompense de l’inaction
Ces décisions lourdes d’enjeux, prises sans transparence, soulignent à nouveau le besoin urgent de réformes sérieuses et d’un plan de sauvetage complet du FMI au Liban. « Les DTS ne vont pas résoudre les problèmes structurels et systémiques à long terme du Liban » , avait d’ailleurs rappelé la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, dans des remarques publiques après la double explosion du port de Beyrouth. Le véritable espoir de salut pour le Liban résidant dans « un gouvernement qui a les moyens de réformer et de revitaliser l’économie libanaise en difficulté » , avait-elle ajouté. Sur ce point, Mme Georgieva a raison : jamais l’élaboration d’une politique publique réfléchie et efficace n’a eu autant d’importance pour déterminer le sort du Liban.
De fait, des opportunités de redressement du pays, fragiles mais concrètes, continuent d’exister : les groupes d’opposition qui ont commencé à se constituer depuis deux ans deviennent plus aguerris et exercent progressivement une pression politique sur l’establishment libanais. Récemment, ils ont d’ailleurs réussi à remporter les élections à l’ordre des ingénieurs ou des avocats, et d’autres victoires similaires sont envisageables à court terme. En faisant preuve d’un optimisme prudent, on pourrait même envisager que l’opposition puisse accéder en nombre au Parlement lors des prochaines élections législatives si elles se déroulent comme prévu. Parallèlement, sur le plan international, le Conseil des ministres de l’UE a annoncé l’adoption d’un cadre de sanctions ciblées à l’encontre des élites politiques et de leurs affiliés, ce qui aura pour effet d’accroître encore la pression sur l’élite politico-confessionnelle du pays.
Cependant, la pression intérieure et extérieure ne fera pas tomber les élites libanaises si, dans le même temps, la communauté internationale distribue des milliards de dollars à cette même classe dirigeante irresponsable. En effet, l’allocation de DTS de cette semaine compromet la perspective d’un changement réel et fondamental au Liban. Il est temps que le FMI accepte que des États en quasi-faillite comme le Liban ne reçoivent pas de décaissements inconditionnels, quels que soient leurs droits formels en tant que pays membres.
Depuis l’échec des négociations avec le FMI en juillet dernier, l’establishment politique libanais n’a rien fait de significatif pour arrêter le glissement du Liban vers l’effondrement économique et social ; dès lors, l’allocation de DTS de cette semaine s’apparente à la récompense de comportements néfastes ou, plus exactement, de l’inaction pure et simple. Le peuple libanais, qui subit les conséquences de cette absence totale de leadership, a besoin que la communauté internationale l’aide à construire un avenir meilleur. C’est pourquoi, dans leurs échanges avec les élites libanaises, le FMI et ses partenaires internationaux doivent agir comme des forces à même d’imposer le changement plutôt que de simplement faciliter ce dernier.
Par Hassan WEHBE
Chercheur au laboratoire d’idées Triangle.
Par David WOOD
Chercheur au laboratoire d’idées Triangle.
commentaires (9)
Ce n’est pas un cadeau. C’est un prêt, avec intérêt, et conditions etc. Nuance…
Gros Gnon
16 h 19, le 21 septembre 2021