L’effondrement de l’économie libanaise entraîne une misère qui se manifeste désormais au quotidien. Pour en saisir l’ampleur, il est nécessaire der se pencher sur les données macro-économiques, et notamment les estimations récentes des comptes nationaux et extérieurs pour 2020, respectivement fournis par la Banque mondiale (BM) et la Banque centrale (BDL). Ces comptes font apparaître deux spécificités de la crise : d’une part, un effondrement de la production, d’autre part une explosion de la fuite des capitaux. Ces tendances sont liées et, si elles ne sont pas inversées, l’appauvrissement du pays ne pourra que s’aggraver.
Politiques désastreuses
La cause immédiate du désastre libanais est désormais claire : un pays qui a trop dépensé, à crédit, sans augmentation proportionnelle de la production, puis l’arrêt soudain des flux financiers lorsque la confiance en un atterrissage en douceur s’est évaporée. Les entrées financières extérieures sont ainsi passées de 13 milliards de dollars en 2018 – ce qui permettait un niveau élevé, mais en réalité insoutenable, de dépenses globales – à moins de 4 milliards de dollars à la fin de 2020.
Le défi auquel sont confrontés les pays soumis à un tel choc économique est qu’au départ, la production intérieure chute également : la demande des consommateurs étant en baisse, les entreprises doivent réorienter leur production vers l’exportation, ce qui prend du temps. Entre-temps, la destruction de richesses prend le pas sur leur création.
L’effondrement de la production constitue la première caractéristique de la crise libanaise : d’ici à la fin 2021, le PIB devrait diminuer de 40 % par rapport à son niveau de 2018, rendant le choc beaucoup plus sévère. Par conséquent, les dépenses devraient également s’effondrer. Selon les données de la BM, les dépenses nationales en 2020 étaient inférieures d’un tiers à celles de 2018 ; tandis que les investissements et les dépenses publiques ont respectivement baissé de 64 % et de 48 % sur la même période. La consommation privée a, elle, chuté de 22 %. Et ces tendances vont s’aggraver en 2021, en particulier en ce qui concerne la consommation, du fait de l’élimination progressive des subventions financées par les réserves en devises – elles représentaient la moitié des importations de 2020.
La raison principale de cet effondrement de la production est l’énorme dommage collatéral causé par des politiques malavisées. Trois mécanismes principaux permettent d’amorcer un rebond : une dévaluation du taux de change, qui rend les exportations plus attrayantes ; un marché du crédit efficace, qui permet aux entreprises d’ajuster leur structure de production ; et des politiques monétaires et budgétaires anticycliques, soutenues par des financements étrangers, qui atténuent les effets du choc et rétablissent la stabilité macro-économique.
Or malgré une énorme dévaluation, la neutralisation quasi totale des institutions bancaires, fiscales et monétaires par des politiques désastreuses a fini par aggraver la crise. En l’absence de crédit, d’énergie et de prix relativement stables, il sera impossible pour la production de se rétablir. Trop d’entreprises font faillite, y compris celles qui devraient être à l’origine de la reprise. Au lieu d’augmenter, les exportations de biens et de services ont en fait été réduites de moitié en 2020.
Et, malheureusement, le pire reste à venir : après deux ans de crise, la reconstruction de l’économie n’a même pas commencé ; tandis que la production s’est effondrée avant même que les subventions sur les carburants aient été supprimées, que les politiques budgétaires et monétaires aient commencé à s’ajuster et que les banques aient été assainies. Or, si ces politiques sont nécessaires à tout un rebond, elles ne peuvent dans un premier temps que nuire encore davantage aux entreprises au fur et à mesure que les prix de l’énergie et les taxes augmenteront, que les liquidités se feront plus rares et que les pertes bancaires seront confirmées.
Cercle vicieux
En outre, les anticipations négatives en termes d’amélioration des politiques menées aggravent la crise, créant un cercle vicieux. L’exode des jeunes et des professionnels saigne le capital humain du pays tandis que celui des capitaux le prive des investissements potentiels nécessaires à une nouvelle voie de croissance. L’expansion accélérée de la masse monétaire favorise l’hyperinflation, ce qui, conjugué aux entraves à l’accès à l’épargne, pousse la classe moyenne à thésauriser les rares dollars. De leur côté, les riches déposants politiquement connectés et disposant d’un accès aux réserves de la BDL exfiltrent leurs avoirs pour éviter de futures décotes.
Les comptes extérieurs récemment publiés par la BDL révèlent ainsi l’énormité de la fuite des capitaux, soit la seconde caractéristique fondamentale de la crise. Paradoxalement, la BDL a injecté plus de dollars dans l’économie en 2020 que ceux qui y affluaient volontairement avant la crise. Sur les 14,2 milliards de dollars de réserves officielles dépensés au cours des 3 premiers trimestres de 2020, plus de 10 milliards de dollars se trouvent désormais soit dans des banques à l’étranger, soit sous les matelas. Cela rend les importations de plus en plus chères : au cours de l’année 2020, l’inflation a été d’environ 80 %, tandis que le taux de change de la livre est passé de 1 500 à 8 000 LL/USD – ce qui implique une dévaluation réelle de plus 3 fois. Par conséquent, les biens d’équipement nécessaires à l’investissement sont devenus inabordables et la consommation va encore se contracter fortement en 2021.
L’effondrement de la production dans un contexte de fuite des capitaux et des compétences met en lumière les véritables causes de la crise : un modèle économique rentier mort et incapable d’amorcer toute transition vers un modèle productif ; et plus profondément, un système politique défaillant, incapable de faire progresser l’intérêt général.
Il est désormais certain que des réformes limitées ne permettront pas d’amorcer une reprise. Si l’élimination des subventions permettra d’économiser les réserves restantes de la BDL, leur substitution par un filet de sécurité sociale ne pourra être financé longtemps à moins d’augmenter les impôts ou de trouver des fonds étrangers. Deux conditions qui demeurent tributaires de réformes globales. Les quelques mesures partielles appliquées jusqu’à présent ne font en fait que confirmer que les réformes nécessaires pour stabiliser et augmenter la production continuent d’être évitées, ce qui ne manquera pas d’aggraver la fuite des capitaux financiers et humains, et, par voie de conséquence, la gravité de la crise.
Professeur d’économie à l’École normale supérieure (Paris), titulaire de la chaire socio-économie du monde arabe de l’Université Paris-sciences et lettres et chercheur principal au Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB.
Article très exhaustif , pragmatique et réaliste ... le meilleur du genre incontestablement il manque ici le cœur du sujet : a savoir comment le Hezbollah étrangle le pays pour le contraindre à l'immobilisme et orchestrer l 'exode de son capital humain . On ne peu traiter un tel sujet par le seul prisme économique
18 h 57, le 05 septembre 2021