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Nos Lecteurs ont la Parole

Les yeux de Zerdakhan

Quand je l’apercevais à pied, je reconnaissais de loin sa silhouette : mon visage blêmissait, mes mains devenaient moites, je frissonnais de peur et mes yeux se mirent à cligner au même rythme que mon cœur s’accélérait. Caché derrière un arbre, j’attendais, avec impatience et anxiété, qu’elle passât devant moi. C’est comme si je me lançais à chaque fois un défi de la regarder dès qu’elle avait le dos tourné, je détournais aussitôt mon regard en ayant le sentiment d’être soulagé de cette peur qui m’accablait. Il manquait toujours un petit morceau de tissu au bas de sa longue robe noire de deuil. De plus, chaque fois je passais devant sa maison sur la place du village, je tournai la tête du côté opposé en courant aussi vite que je le pouvais tout en murmurant quelques invocations que ma mère m’avait apprises pour me protéger du mauvais œil, « saybet l’aïn ».

Selon certains dires au village, son regard provoquerait la malchance, les maux de tête, les bâillements excessifs, suivis par une grande faiblesse physique immuable ou encore des maladies graves. Qu’est-ce que j’en savais, moi ? En tout cas, l’appréhension de croiser ses yeux s’était installée en moi, mais je n’étais pas le seul à vivre cette anxiété : tout le monde au village en avait peur. Elle était devenue la femme bannie du village, à éviter pour ne jamais croiser son regard.

Elle portait un prénom unique et inhabituel : Zerdakhan. Un prénom vraiment pas simple à écrire s’il n’est pas épelé par celle qui le porte, mais comment aurais-je pu lui demander de le répéter et/ou de l’épeler quand j’écrivais son prénom en cursive, à l’aide du doigt, dans le sable : elle aurait eu une influence maléfique sur moi, et en regardant ses yeux elle m’aurait jeté le mauvais œil.

Chaque fois que je ne me sentais pas bien, dans un état fébrile, j’avais droit à un rituel de désenvoûtement par le plomb pour dégager son mauvais œil. Ma grand-mère cherchait un morceau de plomb, enveloppé dans un bout de tissu, coupé à l’insu de Zerdakhan de sa longue robe, qu’elle faisait fondre dans un petit récipient. Après l’avoir tourné sept fois dans le sens des aiguilles d’une montre et sept fois dans le sens contraire, au-dessus de ma tête, elle faisait couler le plomb fondu et chaud dans une petite casserole remplie avec de l’eau de pluie puisée dans un puits : le plomb dégageait de la fumée et puis, il se solidifie sous forme des aspérités et de minuscules boules : ma grand-mère ne voyait dans ces boules formées que le visage et les yeux de Zerdakhan.

Prisonnière de son regard, bannie du village, Zerdakhan était condamnée à vivre seule, loin des regards extérieurs et de la fréquentation des gens. Pour sortir de chez elle, elle attendait le crépuscule du soir, juste après le départ du soleil et de petits nuages orangés. Un long foulard blanc couvrait sa tête de manière à éviter d’être vue. Quand elle partait au cimetière, elle avait toujours à la main une cruche en plastique remplie d’eau. Parfois, le temps d’arroser les plantes sur la pierre tombale de son père, elle bravait l’interdit en montrant ses cheveux : elle posait son foulard sur sa photo accrochée à la stèle. Elle savait qu’elle avait perdu un appui : s’il était encore en vie, il la protégerait et l’aiderait à vaincre sa solitude. En rentrant chez elle, son coude frôlait le mur de clôture du cimetière du village, elle marchait lentement et silencieusement, parfois sur la tranche extérieure de ses pieds pour éviter de faire du bruit.

Avec le temps, mes pensées allaient vers elle : voir son visage, savoir à quoi elle ressemblait devenaient des obsessions. Pour juguler la peur qui me vrillait les tripes, j’allais à sa rencontre en jouant en bas de sa maison, mais le bruit des roulements à billes sur le goudron de ma planche à roulettes, que je manœuvrais à la main, la laissa indifférente : elle restait cloîtrée entre quatre murs derrière les fenêtres closes.

C’est seulement sur son lit de mort que je perçai le secret de son regard. Dans une petite chambre, éclairée à la lumière de la bougie, elle était allongée sur un matelas, posé à même le sol, le visage découvert et les yeux encore ouverts, je l’observais : la mort paraissait belle sur son beau visage. Elle avait de très beaux yeux verts, la forme parfaitement dessinée, qui ressemblaient à deux émeraudes, avec un anneau jaune et gris, ce qui lui donnait un regard d’un vert unique, profond, et un air particulièrement perçant qui contrastait parfaitement avec la douceur de la forme de son visage. Ses yeux uniques, objets de toutes les convoitises, devinrent injustement envoûtants. Des yeux qui parfumèrent les miens de regret et d’amertume : je me reprochais longtemps de ne pas avoir croisé son regard tous les jours.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Quand je l’apercevais à pied, je reconnaissais de loin sa silhouette : mon visage blêmissait, mes mains devenaient moites, je frissonnais de peur et mes yeux se mirent à cligner au même rythme que mon cœur s’accélérait. Caché derrière un arbre, j’attendais, avec impatience et anxiété, qu’elle passât devant moi. C’est comme si je me lançais à chaque fois un défi de la...

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