« Cette toile est tellement réussie qu’on ne la croirait pas due à une femme. » C’est sur cette phrase – prononcée par le peintre Hans Hofman en 1937 à propos de l’œuvre de son élève, l’artiste américaine Lee Krasner – que s’ouvre l’exposition parisienne « Elles font l’abstraction » à Beaubourg. Et c’est précisément cette pensée que déconstruisent les cent dix artistes féminines rassemblées au Centre Pompidou par le biais d’un parcours déployé sur 42 espaces, mis en place par la commissaire générale Christine Macel et la commissaire associée pour la photographie Karolina Lewandowska. À la faveur de cette exposition, ce sont plus particulièrement les tournants décisifs de l’abstraction qui sont racontés, mais toutefois en redonnant aux femmes la place qu’elles méritent au sein de ce courant. En débobinant donc le langage de l’abstraction ainsi que le rôle crucial que les artistes féminines y ont joué, « Elles font l’abstraction » révèle surtout le processus d’invisibilisation de ces dernières qui perdure voilà des centenaires.
Du spiritualisme au néoconcrétisme brésilien
L’exposition démarre dans les années 1860, en bouleversant la chronologie des origines de l’abstraction qui prend racine, le découvre-t-on, dans le spiritualisme. À cette époque, l’artiste britannique Georgiana Houghton se tourne vers des guides spirituels, « ses amis invisibles », pour réaliser ses premières toiles, à l’aide d’une planchette à laquelle elle suspend des crayons. Bien que présentant une pensée bien radicale pour son temps, et pour tout dire une œuvre qui a sans doute ouvert la voie à tout un courant artistique, ce n’est qu’en 2015 que le travail de Houghton sera redécouvert à l’international. Un peu plus loin dans l’exposition, on découvre une image prise par la photographe Nina Leen et publiée en 1951 dans le magazine Life. On y voit le groupe des quatorze « irascibles », de Mark Rothko à Jackson Pollock, soit ceux que l’on qualifie aujourd’hui d’expressionnistes abstraits new-yorkais. Pendant longtemps, on a pensé que leurs mines, visiblement en colère sur la photo, étaient dues au fait que ces hommes protestaient contre le manque d’intérêt du Met Museum pour leurs œuvres. Erreur, car on apprend, à travers les mots de Hedda Sterne, seule femme entourée de ces quatorze hommes, que ces derniers « étaient tous exaspérés que je sois sur la photo, car tous étaient assez machos et craignaient que la présence d’une femme empêche que cette photo soit prise au sérieux ». Il suffit donc de s’arrêter sur cette image pour réaliser à quel point les femmes de l’art abstrait ont été écartées, marginalisées, invisibilisées, alors même que leurs œuvres influençaient des multitudes d’artistes masculins, du spiritualisme jusqu’au néoconcrétisme brésilien en passant par le Bahaus dont il est également question au sein d’« Elles font l’abstraction ». C’est le cas, par exemple, de Janet Sobel, une peintre autodidacte vivant à Brooklyn dans les années 40 et qui, en faisant couleur de la peinture émaillée, produit des taches et des filaments semblables à ceux que Rothko créera quelques années plus tard.
Quatre Libanaises
Le plus émouvant, cela dit, c’est de retrouver, au cœur de ce panthéon féminin comportant des noms tels que Hilma af Klint, Sonia Delaunay-Terk, Vanessa Bell, Helen Saunders, Sheila Hicks ou Louise Bourgeois, des figurantes marquantes de l’art abstrait issues du Liban. D’abord, une salle entière est dédiée à l’œuvre de Saloua Raouda Choucair, sorte de métissage entre des codes typiques de l’abstraction occidentale et des éléments de l’esthétique islamique. On y retrouve ses toiles intitulées Composition in Blue Module (1947-1951), dont les empilements de formes leur confère quelque chose qui ressemble à de l’abstraction géométrique. Cette éclosion de formes, de laquelle découlera par la suite l’ensemble de son travail, on en ressent l’écho à travers les différents médiums auxquels elle touche. La tapisserie, la peinture, mais aussi et surtout la sculpture que sous-tend sa vision d’un « art abstrait totalisant ». On pense, bien sûr, à sa pièce intitulée Poem, et dont l’union des formes est semblable à la construction d’une qasida (poème en arabe.) Infinie est la poésie de cette œuvre.
Il y a ensuite Etel Adnan, figure de proue de ce qu’on appelle la modernité libanaise, et ses huiles sur toile d’où émane ce langage qui lui est propre, des lignes et des couleurs à la fois sereines et torturées qui ressemblent étrangement à ses mots, lorsqu’elle migre en poétesse. Les blocs de couleurs d’Helen Khal, traversés par une lumière invisible, sont là également. Ils sont « des oasis pour les émotions », pour reprendre les mots de cette Libanaise formée à New York dans les années 50 et dont le vocabulaire fait cohabiter quelque chose d’à la fois monumental et intimiste. Enfin, incontournable, Huguette Caland fait partie d’« Elles font l’abstraction ». À travers ses Bribes de corps (1973), cette féministe avant l’heure jouait des codes de la féminité, et se jouait en tout cas de sa propre corpulence. La preuve, une fois de plus, que ce sont des grandes femmes libanaises qui continuent de faire rayonner un pays que des petits hommes ont fait couler.
*« Elles font l’abstraction », jusqu’au 23 août à la galerie 1 du Centre Pompidou, place Georges Pompidou, 75004 Paris.