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Culture - Cimaises

Des cèdres, des papillons et du marc de café

Beyrouth est inscrite en toutes lettres sur la devanture de la galerie Terrain Vagh à Paris, où se tient une exposition ainsi qu’une performance saisissante de Jean Merhi.


Des cèdres, des papillons et du marc de café

La danseuse Saya Bringuier lors de la performance de Jean Merhi intitulée « Lever de voiles ». Photo DR

Lorsque la galeriste Moufida Atig, installée au cœur du cinquième arrondissement de Paris, apprend la sinistre nouvelle de l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, elle veut agir. Et c’est avec Fatima Guemiah, chargée d’action culturelle chez L’Harmattan, et Véronique Grange-Spahis qu’elle décide d’organiser une exposition pour laisser des artistes exprimer leur douleur face à un sentiment d’impuissance collective. « Dès le soir du vernissage, le public parisien a été enthousiaste et très ému, notamment lorsque la chanteuse Naziha Meftah el-Amrani a entonné Li Beyrouth au milieu de ces œuvres internationales nouvellement exposées », confie celle dont la galerie Terrain Vagh donne sur une cour intérieure arborée, jonchée de compositions verticales et colorées en céramique.

Parmi les dix artistes exposés, la Norvégienne Marit Fosse, dont les tableaux expriment l’interprétation imaginaire de la capitale libanaise, qu’elle connaît bien. Au fil des déambulations, on peut découvrir les sculptures de Sara Abou Mrad, Beyrouth l’Instant T, conçues à partir de débris de verre provenant de l’explosion du 4 août. Si le tableau d’Amal Alzahrani choisit de rendre hommage au Liban en célébrant le corps féminin, les peintures de David Daoud rappellent la majesté des forêts de cèdres. Quant à l’œuvre intitulée Bras de prophète créée par Hélène Lhote, elle est inspirée par la lecture du célèbre poème de Nadia Tuéni, « Mon pays longiligne a des bras de prophète ».

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Pour la soirée du 30 juin, une foule se presse entre les murs de la galerie Terrain Vagh, et plusieurs artistes exposés sont présents, dont la jeune Céline Hayek. Ses deux œuvres représentent le chaos urbain beyrouthin, tout en rendant hommage à l’énergie et à la passion qui caractérisent les Libanais. « Chaos dans ma ville est un dessin que j’ai réalisé au crayon et au stylo. Je l’ai ensuite colorié puis scanné, avant d’ajouter des textures avec Photoshop. Effluve urbaine suggère cette même effervescence et cette joie de vivre », commente la jeune créatrice.

Jtm mon bb de Nayla Maalouf est une œuvre qui interpelle, par la violence de sa composition : il s’agit d’une série de détritus compressés, qui étouffent quelques poupons pris au piège. « Je suis partie d’un sentiment d’oppression, et je l’ai exprimé dans cette œuvre de 2019. J’avais l’impression que Beyrouth était une illusion, un environnement doré qui dissimulait une poubelle géante. J’étais inquiète pour les enfants, et je voulais incarner cette illusion dorée. J’ai récupéré du plastique à la déchetterie, je l’ai nettoyé et peint en doré, avant de le mettre dans une boîte ; cette œuvre a été présentée à l’exposition Itinéraires d’Achrafieh, en 2019 », explique celle dont la création artistique a été influencée par son séjour de plusieurs années au Gabon. « J’y ai appris à sculpter avec les Pygmées. Dans cette exposition parisienne, je propose quatre totems muraux, intitulés Contemplations. Le premier incarne un être toujours en train de repartir, il tente d’attraper un ballon qui représente son identité. Cette promenade d’un totem à l’autre montre comment ce que l’on est aide toujours à reconstruire, on peut lire les œuvres de manière linéaire ou les envisager individuellement », poursuit l’artiste.

Les tableaux festifs et colorés de Myçal Khoury proposent une lecture enchantée de l’existence. « J’ai réalisé Beyrouth en fête en 2020, et je l’ai présenté dans la grande exposition qui réunissait des artistes femmes libanaises, à la maison Skaff. Je voulais signifier la joie, et toutes les palettes de couleurs sont empruntées. Je suis médecin biologiste, et mon outil de prédilection est le microscope, j’aime le détail infinitésimal. Mon deuxième tableau, La Paire, incarne ma double identité franco-libanaise, mais on peut aussi y voir un couple », explique celle dont les tableaux colorés comportent un contre-point en noir et blanc qui semble mettre en garde contre une lecture trop naïve. Un troisième tableau de l’artiste peintre représente des pensées, qui peuvent être perçues comme des papillons. « On est entre le figuratif et le stylisé, je trouve ces fleurs extraordinaires, elles permettent d’aller au-delà de ce que l’on voit », conclut Khoury.

« Beyrouth en fête », une huile sur toile de Myçal el-Khoury. DR

Un jour, du café lui a coulé sur la main...

Le photographe Claude Mollard est, pour sa part, à l’affût de visages nouveaux, et il présente à la galerie Terrain Vagh quatre photographies qu’il a réalisées dans le cadre d’une série plus vaste. Chacune d’elles correspond à un alexandrin, et peut constituer un dizain intitulé Feuillets d’espoir, que l’on compose selon l’ordre de lecture des œuvres. « Discerner des visages dans la nature permet de réécrire l’histoire, et celle du Liban me semble marquée par les notions de guerre et de paix. La première photo est un fragment de locomotive rouillée, à Tripoli, et elle est criblée de balles. L’ensemble crée un visage torturé. La seconde a été prise dans un cachot où des Libanais ont été torturés par des Syriens. Par effet de contraste, les deux suivantes constituent des visages d’arbres très doux, dessinés sur le tronc d’un eucalyptus de la Résidence des Pins et sur un palmier : au public de composer son poème selon l’accrochage des photos! » précise celui qui est aussi conseiller culturel à l’Institut du monde arabe.

Un jour, du café lui a coulé sur la main, et il a constaté que ce liquide adhérait à la peau et s’incrustait en dessinant des lignes sombres et sinueuses. C’est ainsi que le photographe Jean Merhi raconte comment il en est arrivé à utiliser le marc de café dans sa création artistique. « À partir de là, j’ai exploré comment le café se donne à voir, et j’ai réalisé une série de photographies où je le mets en scène sur le corps des femmes. Ces photographies ont été exposés dans L’Œuf de Beyrouth, puis dans le cadre de l’exposition sur l’Orient-Express à l’Institut du monde arabe, en 2014. Ensuite, j’ai varié les supports, en travaillant sur le verre ou sur différents tissus. Le spectre du Levant, que j’expose dans le cadre de cette exposition, représente une sorte de totem, c’est un spectre qui nous guette, un cercle vicieux, avec lequel il faut rompre. Mais c’est aussi un élément autour duquel on peut se réunir, et qui rappelle l’épaisseur de notre histoire. Astarté m’est apparue ensuite dans une seconde photo, elle nous rappelle d’où l’on vient, et la nécessité de faire un travail de mémoire : elle a des seins lourds, c’est une mère nourricière dont les enfants sont éparpillés à travers le monde, ce que les méandres des lignes représentent bien. Enfin, Empreintes et chuchotements est un hommage à tous nos disparus, ceux de la famine, de la guerre, de l’explosion, et chacun laisse une empreinte indélébile », ajoute celui qui a proposé au cours de la soirée du 30 juin une performance qui incarne son approche ésotérique de ce liquide noir et brûlant qui redessine le monde.

Accompagné du poète Aimé Nouma-Tsang, des musiciens Pierre Baillot et Malika Abbes, et de la chorégraphe Saya Briguier, Jean Merhi a amorcé la rencontre par une lecture de trois poèmes de Nadia Tuéni, avant de proposer l’interprétation d’une chanson qu’il a composée en 1989. Lever les voiles a ensuite saisi le public par la dimension brutale de sa saturation d’un espace visuel soudain concentré sur le corps d’une femme, recouvert d’un voile noir. Peu à peu, elle se découvre, elle se libère et cet élan de liberté dans la danse dévoile des parties de son corps, sur lequel l’artiste déverse un café turc dense et granuleux. Des motifs se dessinent sur la peau, mais aussi sur les tomettes en terre cuite, et sur les murs blancs. Le naï et le derbaké accompagnent cette transe qui se termine par une danse érotico-primitive, brusquement interrompue par le lancer d’un voile noir sur certaines personnes du public. Au cours de la performance, plusieurs passants s’arrêtent dans l’air frais du soir, devant la vitrine de la galerie, intrigués par les gestes amples d’une danseuse dont la robe blanche est maculée de taches protéiformes. « La liseuse de bonne aventure lit dans vos pensées, elle interprète le présent et veut percer le mystère du futur, ce qui manifeste notre besoin à tous de comprendre. Jouer sur les voiles, c’est poser la question de la femme libre, mais c’est aussi s’interroger sur nos voiles invisibles », ajoute le vidéaste et réalisateur Jean Merhi.

La soirée se termine par la chanson Donne moi la flûte et chante, interprétée par Naziha Meftah el-Amrani. Le public reprend en chœur le célèbre poème de Gibran, agrémenté pour l’occasion d’un parfum de cardamone.

Galerie Terrain Vagh

24 rue des Fossés-Saint-Bernard

75005 Paris

L’exposition Beyrouth se prolonge jusqu’au 17 juillet

Lorsque la galeriste Moufida Atig, installée au cœur du cinquième arrondissement de Paris, apprend la sinistre nouvelle de l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, elle veut agir. Et c’est avec Fatima Guemiah, chargée d’action culturelle chez L’Harmattan, et Véronique Grange-Spahis qu’elle décide d’organiser une exposition pour laisser des artistes exprimer leur douleur...

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