
Le bidon de dix litres se vend à 100 000 livres sur le marché noir. Photo Mohammad Yassine
Ali a quarante ans, une famille à nourrir et pas d’emploi. Pour lui, la crise est une manne : il a trouvé, dans l’enfer quotidien des automobilistes pour trouver de l’essence, un moyen de subsistance inespéré. En vendant des galons au marché noir, il se fait un pécule non négligeable. « Ceux qui veulent éviter les files d’attente infernales sous le soleil d’été font appel à moi, je leur livre l’essence jusque chez eux », affirme-t-il à L’Orient-Le Jour.
Des pourvoyeurs clandestins comme Ali, il y en a aujourd’hui un peu partout à travers le Liban. Car le pays subit de plein fouet une crise aiguë d’approvisionnement en carburant, en raison des dysfonctionnements du mécanisme de subvention mis en place et amendé par la Banque du Liban, et des retards d’ouverture de lignes de crédit par la Banque centrale pour le déchargement des cargaisons pétrolières. La situation est aggravée par une contrebande de grande envergure vers la Syrie, où l’essence se vend bien plus cher qu’au Liban.
Le nouveau mécanisme de subvention, qui permet aux importateurs d’obtenir 100 % des dollars requis à un taux de 3 900 livres/USD (contre, précédemment, 90 % des dollars délivrés par la BDL à la parité officielle de 1 507,5 livres, à charge pour les importateurs de fournir les 10 % restants), a sérieusement poussé les prix à la hausse. Hier, les 20 litres d’essence 95 octane étaient affichés à 71 600 livres libanaises.
Or, même en plein renchérissement du bidon d’essence, certains automobilistes ne rechignent pas à payer davantage encore pour s’épargner l’enfer quotidien des heures d’attente dans lequel est plongé le commun des mortels. Pour Ali, le déclic est venu avec le début de la crise, il y a quelques semaines. « J’ai commencé par remplir le réservoir de ma propre voiture plusieurs fois par jour, avant de le vider de son essence dans des bidons pour la revendre à des particuliers », raconte-t-il. Cette méthode assez bancale, qui supposait de faire la queue plusieurs fois par jour, lui rapportait environ 25 000 livres par galon (quand celui-ci ne coûtait encore qu’environ 28 000 livres). Il facturait ses services un peu plus cher quand il devait livrer l’essence chez ses « clients ».
Peu à peu, Ali a développé son business parallèle dans la zone du Grand Beyrouth, en partenariat avec... certaines stations qui cherchent à se faire des profits supplémentaires, n’étant pas directement connectées au business juteux mais périlleux de la contrebande. Aujourd’hui, les stations en question l’appellent en pleine nuit et lui remplissent plusieurs bidons, qu’il paiera plus cher que le prix du marché et qu’il revendra encore plus cher le lendemain. « Le matin, je revends ces bidons à certains automobilistes en panne d’essence, ou alors à ceux qui n’ont pas le temps de faire la queue, dit-il. Peu à peu, je me suis fait une réputation, et les gens font désormais appel à moi. » Actuellement, l’ampleur de la crise est telle que Ali se fait aider par des jeunes qui proposent aux clients de faire la queue à leur place afin de remplir leur voiture d’essence. Le business est juteux, puisque Ali facture les dix litres d’essence pas moins de 100 000 livres.
Il existe désormais un marché parallèle pour s’approvisionner en essence au Liban. Photo Mohammad Yassine
« Suis-je responsable de la crise ? »
Si Ali a trouvé dans ce chaos un moyen d’assurer la subsistance de sa famille, il a néanmoins peur d’être inquiété par les autorités, qui ont interdit le remplissage de galons dans les stations. « Mais au nom de quoi m’arrêterait-on ? » s’insurge-t-il. « Qu’est-ce que je fais de mal en facilitant la vie de Libanais excédés par la crise et qui me le rendent par une rémunération bien méritée ? Est-ce moi qui suis à l’origine de la crise ou la mafia des contrebandiers vers la Syrie ? Est-ce moi qui suis responsable de ce chaos, ou les autorités incompétentes ? S’ils veulent pénaliser le commerce au noir de galons, qu’ils aillent à Tripoli ou dans le Akkar, où les bidons sont ouvertement proposés en bordure des routes ! »
Ali est loin d’être un cas unique, ce business parallèle se développe un peu partout au Liban, prouvant une fois de plus que l’ingéniosité qui consiste à contourner les crises l’emporte sur la recherche de solutions adéquates et définitives aux problèmes, occultant la nécessité d’une contestation d’un état de fait absurde. Les stations d’essence se sont ainsi transformées en un Far West où se multiplient les pots-de-vin versés aux pompistes pour faire le plein, les bagarres autour d’un droit de passage ou en raison de « privilèges » accordés à certains chanceux, les subterfuges qui consistent à remplir discrètement des bidons en faisant semblant d’introduire la pompe dans le réservoir… Un chaos total où règne la loi du plus fort, du plus connecté, du plus bruyant. Les propriétaires de stations d’essence, eux, semblent tout-puissants, même face à des forces de l’ordre débordées dont le rôle se limite actuellement à assurer leur protection des incidents plus ou moins graves, certains impliquant même un usage des armes.
Cette crise de l’essence, qui s’installe dans la durée et vient se superposer à toutes les pénuries ponctuant dorénavant la vie des Libanais (pain, médicaments, électricité…), permet à Ali de se trouver une source de subsistance, même précaire. Mais les chômeurs comme Ali se rendent-ils compte que ce système qui cloue aujourd’hui les Libanais dans des files d’attente interminables est celui-là même qui est responsable de leur incapacité à trouver un emploi décent et à vivre dignement?
commentaires (8)
Mais pas de problème , pour quelle raison se formaliser. Le Liban est le pays des pots de vin a tous les niveaux depuis des décennies . Les parlementaires ont achetés leurs sièges et leurs immunités . Soyons clair et transparent.
DRAGHI Umberto
20 h 55, le 08 juillet 2021