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Nos Lecteurs ont la Parole

L’argent et ses séquelles

Dès le début d’un mariage, la plupart des couples décrètent qu’il est absolument ridicule, en tant qu’adultes, de se livrer à des scènes de ménage pour des questions d’argent, quelle que soit leur situation pécuniaire. Quand on n’a pas d’argent, on s’en passe, un point c’est tout.

C’est avec bon sens et lucidité qu’une décision aussi délicate peut dominer chez eux. Il n’y a vraiment aucune raison pour que ce sujet vienne sur le tapis.

Et pourtant, l’un de ces couples, après deux ans de mariage, a constaté que la question est bel et bien venue sur le tapis. Il leur a été bien difficile d’écarter le sujet. Dans les faits, l’anniversaire de tante Claire pointe à l’horizon. Il fallait que le couple lui fasse un gentil cadeau, après tout ce qu’elle avait fait pour la famille ! Personne ne disait le contraire. Mais le couple n’était tout de même pas obligé de lui offrir un cadeau précieux comme le voulait sa nièce.

Aussitôt, l’épouse monta sur ses grands chevaux et répliqua qu’elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi son conjoint n’aimait pas tante Claire... Bon, l’honneur était sauf car ils n’avaient pas parlé de fric.

Le couple décida de se cramponner à ce beau principe. Si la conversation déviait sur la petitesse de ses moyens, il fallait se taire, voilà tout. Charité ordonnée commence par soi-même. Cela a permis au couple de découvrir un certain nombre de sujets abordables : par exemple « l’abominable homme des neiges », ou « l’évolution du dessin dans la poterie des Indiens Navajos » ou bien encore « la vie secrète des pharaons d’Égypte ». Passé ce temps, le mari achetait tout ce qui, selon lui, était nécessaire ; son épouse achetait tout ce qui, selon elle, n’était pas utile, et ils menaient une vie de pachas.

Mais les années passant, une petite graine de discorde se mit à germer dans le sol de leur paradis terrestre et à s’épanouir à la faveur de leurs crises de trésorerie, de plus en plus fréquentes. Il leur devenait apparemment impossible, à l’un comme à l’autre, de garder de l’argent dans la poche. C’était comme une allergie : ils ne pouvaient plus supporter de sentir ce métal et ces billets de banque si près de leur peau et si bien enfouis dans leurs poches. Personnellement, l’épouse était tentée par les magasins de jouets. Si elle prenait un billet pour acheter des espadrilles aux enfants, une espèce d’envie s’emparait d’elle, un besoin irrésistible de leur offrir de nouveaux modèles de voitures et de trains miniatures. Quant à son mari, ce sont les expositions qui le perdaient : il était physiquement incapable de résister à l’attrait de tableaux de maître.

Ils prirent donc la décision mutuelle : s’ils n’arrivaient plus à avoir de l’argent liquide sur eux, et bien il fallait opter pour les chèques. Par conséquent, ils ouvrirent des comptes dans des dizaines de quartiers aux alentours de la ville : à la galerie, chez le libraire, à la compagnie d’assurance, à l’ABC, etc.

Tout au long de ce mois de bienheureux dénuement, ils se sont mis en garde mutuellement : « Attention à l’échéance ! » Le grand soir arriva. Au dîner, le petit garçon, âgé de huit ans, prévoyant encore une énième prise de bec, leur annonça d’un ton détaché qu’il allait faire ses devoirs le soir chez Fady, son camarade de classe, car sur place il va y avoir chez les parents de la bagarre. Les parents se jetèrent un regard complice et le père prononça un veto. Mais le fiston était sûr que ses parents allaient se chamailler de nouveau pour des questions financières. Il leur dit : « Il vaut mieux que j’aille chez Fady. » « Tu resteras ici, mon garçon », dit le père sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

Ce soir-là, ils passèrent les factures en revue dans un silence quasi total. Ce qui ne fut pas facile, parce qu’il y avait deux douzaines de factures. Le père ne parvenait pas à comprendre qu’une famille de quatre personnes eût pu dépenser autant en un mois. Le mari poussa un cri de détresse. Avec un sourire crispé, tout deux établirent des chèques dans des enveloppes et les postèrent.

Au cours des jours qui suivirent, leur malaise ne fit que croître. Cette contrainte qu’ils s’étaient imposée était peu dans leur nature et leur entendement avait allumé au fond de leur cœur de petites colères ; il fallait tôt ou tard que cela éclate. En l’espace d’une semaine, le mari s’ingéniait à transformer d’innocentes conversations familiales en sermons sur les vertus de l’économie en disant « Ne dépensons pas plus d’argent que nous gagnons ».

Ce soir-là, ils s’affrontèrent. Ils s’accablèrent de sarcasmes au sujet d’un train en bois que l’épouse avait acheté pour le tout-petit, « qui n’est même pas encore capable de se traîner lui-même ». Quant à la femme, elle fit allusion à ces paquets de cigares achetés par le mari qui faillirent brûler le canapé. Le mari lui lança une réflexion des plus spirituelles sur ses chaussures à talons vertes qui n’allaient avec aucune des toilettes de sa femme, si bien qu’il avait fallu pour l’épouse s’acheter une nouvelle robe. Sa voix grimpa jusqu’à « son soprano le plus aigu ». Lui donnait des coups de poing sur la table. Ils gesticulaient tous deux et arpentaient la pièce à grands pas, en levant les bras au ciel. C’était vraiment un tintamarre houleux digne d’un film comique.

Quand la dernière note fut payée et que les contraintes s’apaisèrent, ils allèrent à la cuisine prendre des rafraîchissants. Il s’était établi entre eux une espèce de fraternisation de champ de bataille.

Puis ils se regardèrent tout étonnés. Finalement, grâce à un dialogue calme et apaisant, ils avaient trouvé la solution du problème. Et tout s’est arrangé. Ils restèrent fidèles à leur principe fondamental : « Ne pas parler d’argent. Ne pas se disputer pour des questions financières. » Cette règle a été difficile à observer. Les toutes premières bagarres ont éclairci à tel point l’atmosphère qu’il ne leur restait plus assez de matière à discuter. Alors ils édictèrent une ultime règle : « Ne jamais oublier que la bonne entente dans un ménage compte plus que les discussions financières puériles. »


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Dès le début d’un mariage, la plupart des couples décrètent qu’il est absolument ridicule, en tant qu’adultes, de se livrer à des scènes de ménage pour des questions d’argent, quelle que soit leur situation pécuniaire. Quand on n’a pas d’argent, on s’en passe, un point c’est tout. C’est avec bon sens et lucidité qu’une décision aussi délicate peut dominer chez eux....
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