« 302 », annonce une voix de synthèse, tandis que le numéro clignote sur l’écran de la salle d’attente. C’est le tour d’Antoine. L’homme, proche des 80 ans, est là pour son épouse Geneviève qui doit subir une opération de la cataracte. « C’est la première fois qu’elle vient à l’Hôtel-Dieu ? » demande l’agent d’accueil à l’époux dont la voix trahit la fragilité de l’âge. « Quelle est sa date de naissance ? Comment ça ? Vous avez oublié la date de naissance de votre femme ? » Les deux hommes rient. Mais l’ambiance change rapidement lorsqu’il s’agit d’aborder la prise en charge. « Vous êtes à la Caisse nationale de Sécurité sociale ? Il n’y a plus que les maladies chroniques et les grosses urgences qui sont admises sous ce régime. Essayez quand même d’obtenir leur accord et revenez vers moi s’il faut confirmer la date de l’opération. » Si le dossier de sa femme est refusé, ce qui paraît probable d’après les dires de l’agent, Antoine devra payer plein pot s’ils décident de maintenir l’opération. « Non, non, à mes frais ça n’est pas possible. On laissera tomber. Vous voyez, on s’est appauvris. Plus de salaires, et pas un rond dans les poches », répond l'homme avec désarroi.
Aux admissions de l’Hôtel-Dieu, le stress est palpable depuis que l’hôpital a été contraint, en raison de la crise, de mettre des obstacles à ceux munis d’une couverture publique. L’étape peut être en effet éliminatoire pour les patients et leur famille. C’est dans ce service que l’on réceptionne les dossiers avant leur filtrage par la direction. C’est aussi là que l’on règle les factures mais aussi les conflits quand certains se retrouvent dans l’incapacité de les payer ou qu’ils découvrent avec colère qu’elles ont été revues à la hausse en raison de la dégringolade continue de la livre libanaise.
Au comptoir principal, un homme d’à peine 40 ans arrive en transpirant à grosses gouttes. Il semble désorienté et a du mal à remplir le formulaire. « J’écris le nom de ma fille ici ? » Sa petite d’un an et demi souffre d’un problème vasculaire au cœur et il faut l’opérer. « Pourquoi je transpire ? Parce que je gagne 1,5 million de livres par mois (pas même 90 dollars au taux du marché parallèle), c’est-à-dire à peine de quoi nourrir ma fille. Je suis soldat et j’ai combattu durant la bataille de Nahr el-Bared (contre le groupe radical Fateh el-Islam, en 2007, NDLR). J’ai risqué ma vie pour ce pays et aujourd’hui j’en suis réduit à mendier pour faire soigner mon enfant. » Ahmad est sur la défensive, sa chemise est trempée. Il était persuadé que l’intervention serait entièrement prise en charge grâce à la couverture santé dont bénéficient les militaires, mais il a été surpris par les honoraires du médecin. Un million de livres resteraient à sa charge.
Au bureau des admissions, le jeune père espère pouvoir plaider sa cause et obtenir un rabais. Mais l’agent trouve rapidement une porte de sortie : « Je vais ouvrir un dossier et on va fixer l’opération pour le 23 juin. Ne faites aucune démarche de prise en charge pour le moment. On vous appellera pour vous expliquer la suite. » Fin juin, Ahmad n’avait toujours pas eu de retour de l’établissement hospitalier. En tant que soldat, il est affilié à l’un des régimes de couverture étatique à qui l’on refuse de plus en plus l’accès. « Le cas de sa fille sera étudié par la direction qui pourrait décider de l’admettre », explique en aparté l’employé. « Chaque cas est différent. On peut aussi décider de repousser son dossier si l’hôpital est trop sous pression. Il existe un fond social pour venir en aide aux patients mais il ne peut malheureusement pas prendre en charge tout le monde. » Ces situations sont devenues monnaie courante à l’Hôtel-Dieu qui a ouvert ses portes pour la première fois en 1922 et qui fait partie des établissements universitaires les plus réputés du pays. Avec la crise financière, marquée notamment par une forte dévaluation de la livre libanaise, les dépenses de l’hôpital sont devenues disproportionnées par rapport aux sommes qu’il encaisse des tiers publics dont les remboursements s’effectuent encore à un taux à 1 500 LL/USD. « Ça n’a aucune valeur puisque nous devons tout acheter en fresh dollars pour notre part, même les produits d’entretien ! » explique le Dr Georges Dabar, directeur médical de l’hôpital. Sans compter les retards de remboursement, qui peuvent monter à trois ans, de toutes ces caisses publiques. À ce jour, elles devraient plus de 60 milliards de LL à l’établissement. La situation est également critique avec les assureurs privés qui calculent leur part à payer à l’hôpital sur un taux moyen de 2 700 LL/USD. Dans ce contexte, l’admission et le traitement indiscriminés de patients du public s’apparente à du « pur bénévolat », selon les termes de la direction. Endommagé lui aussi par l’explosion du port le 4 août dernier, l’hôpital avait déjà dû couvrir des réparations à hauteur d’un million et demi de dollars. À cela s’ajoute la dernière vague du Covid-19 qui a frappé le pays de décembre 2020 à mars dernier, durant laquelle l’institution n’a traité que les patients atteints du virus ce qui a contribué à accroître son déficit.
« Ça n’est plus dans la logique de la médecine »
« Regardez notre labo, il est vide! » Le Dr Dabar est perplexe devant le laboratoire d’analyse de l’hôpital où il avait l’habitude de rappeler à l’ordre les vigiles pour qu’ils fassent mieux respecter les gestes barrières au niveau des longues files d’attente. « Il y avait des gens partout, même sur les marches. » L’Hôtel-Dieu, comme la plupart des établissements hospitaliers du privé, limite désormais l’accès à son laboratoire d’analyse aux patients internes et à celles et ceux qui peuvent assumer entièrement le coût des tests. Depuis, la fréquentation est en chute libre. Dans la salle ce mercredi matin, deux ou trois personnes se battent en duel avec de faibles chances de pouvoir réaliser les examens qu’on leur a prescrits pour cause de pénurie de réactifs. Sur un siège, un homme à la santé fragile attend son tour. Il porte deux masques et une visière pour se protéger du coronavirus. Il vient mesurer son taux de cyclosporine, un médicament qui permet de prévenir le rejet de greffe. Il est obligé de réaliser ce test tous les quelques mois suite à la transplantation de reins qu’il a subie. Mais ce test, lui explique la dame au comptoir, n’est plus disponible. « Je dois quitter ce pays au plus vite parce que sans cet examen je ne peux pas savoir si mon rein fonctionne. Ce test est vital pour moi », lâche-t-il, résigné, avant de se diriger vers la sortie. « Nous ne recevons qu’un minimum de réactifs. Il a fallu anticiper la rupture de stock et privilégier les patients hospitalisés et les urgences vitales au détriment des autres », explique Corinne Aad Naba, la directrice adjointe des affaires financières.
La fréquentation a baissé dans la plupart des services de l’hôpital et celles et ceux qui tentent le coup sont mécontents ou désespérés face aux prix qui ont parfois quadruplé avec l’inflation. Au comptoir de facturation des scans, une employée se confie : « Je suis tellement triste quand un patient arrive et que je lui dis que la radio coûte 2 millions de LL. En général, les personnes tournent le dos et s’en vont. C’est très moche. » Les fluctuations du taux de la livre ont rendu les tarifications absurdes. Il arrive qu’une estimation faite à un patient pour une prothèse à trois jours de son opération augmente de 30 % le soir même de l’intervention. « Ça n’est plus dans la logique de la médecine, ni de l’éthique professionnelle. Qu’y a-t-il de plus précieux que la santé des personnes? » déplore Mme Aad qui assure qu’il n’y a derrière aucune logique de profit mais une simple volonté de pouvoir perdurer alors que l’Hôtel-Dieu est confronté à des démissions sans précédent de ses infirmiers et médecins spécialistes dont les salaires n’ont pas été indexés à l’hyperinflation. « Nous devons maintenant inclure le coût des tubes, masques et gants dans nos tarifs alors qu’ils étaient insignifiants pour nous avant. À présent, un paquet de gant nous coûte 15 dollars au taux du marché parallèle. »
La continuité des soins est en danger
Les soucis administratifs et les obstacles financiers que rencontrent les patients et leurs proches ont profondément affecté le travail de l’ensemble du personnel hospitalier. Malgré tout, direction et soignants assurent se battre pour maintenir la qualité des soins en dépit des conditions de plus en plus difficiles. Mais, souvent, la perplexité l’emporte. Notamment aux urgences, où les médecins sont court-circuités dans leur protocole depuis que les patients avec une couverture publique ne sont plus admis qu’en cas de pronostic vital engagé. Au service de triage au rez-de chaussée, première étape pour un malade qui se présente aux urgences, les soignants s’activent dans tous les sens et se concertent avant d’établir un diagnostic et orienter les patients qu’ils auscultent dans des compartiments protégés par des rideaux. Mais très souvent la prise en charge s’arrête ici. « Il va falloir que vous attendiez encore. On ne peut rien faire avant d’avoir l’accord (de la direction) vous comprenez ? » Un médecin résident, l'air très concerné, échange avec une femme clairement anxieuse. Sa mère, âgée, attend allongée depuis plus de deux heures dans un des boxes. Ses vertèbres sont cassées et son cas nécessite une opération. « Ça fait trois semaines que ma mère souffre et que je la soigne à la maison. Mais elle continue de hurler de douleur, alors j’ai du l’amener aux urgences », explique la femme dont la mère est affiliée à la « coopérative », un tiers publique à qui l’on refuse de plus en plus l’admission. Au sein du service, le mot « assurance » est prononcé des dizaines de fois ce jour-là et les résidents passent leur temps au téléphone pour justifier les bilans qu’ils prescrivent face à des régimes privés de moins en moins enclins à couvrir les urgences classiques. « Les assurances nous compliquent la vie et les tiers publics ne couvrent plus rien, nous sommes obligés de trier les malades, ce qui affecte gravement la prise en charge. En gros, nous ne pouvons plus les soigner », affirme, dépité, le Dr Zoghbi, directeur des urgences à l’Hôtel-Dieu. « Ce n’est pas notre première crise, mais cette fois l’adaptation est trop douloureuse. Nous sommes en train de perdre cette flamme à l’intérieur, notre conviction », confie celui dont le service avait reçu 700 blessés ce fameux soir du 4 août 2020, dont 300 ont été traités sur le trottoir. Un moment qui restera à jamais gravé dans les mémoires et qui a profondément affecté les soignants. « L’explosion a créé une vraie cassure. Tous les départs ont commencé à ce moment-là », raconte le directeur médical, le docteur Dabar.
« Avant, c’était très bien, mais maintenant... »
Au service oncologie au 5e étage, un médecin qui termine sa 4e année de résidence exécute sa tournée. « Bonjour, comment allez-vous ? Il y a toujours du sang qui coule ? » Le jeune homme examine l’abdomen d’un malade du cancer qui se met à pousser des cris de douleur. Le travail de ce médecin proche d’achever sa spécialisation a nettement changé au sein du service. Les soins se focalisent dorénavant sur les complications des patients qui ont déjà reçu plusieurs doses de chimiothérapie. Il n’y a plus de nouveaux patients et les challenges se sont réduits. « Quand un malade vient d’être diagnostiqué, la prise en charge est plus facile et notre capacité à le traiter plus élevée », explique le jeune docteur qui s’apprête à passer les deux prochaines années en France pour achever son cursus. Bien qu’il soit presque au plus haut niveau de résidence, son salaire est de 2,5 millions de livres, pas même 150 dollars au taux du marché parallèle. « Avant, c’était très bien, mais maintenant... Enfin, vous savez... ». Il y a de fortes chances que le futur oncologue ne rentre pas de son séjour français. « Ce n’est pas mon salaire qui dicte ce choix, c’est toute la situation du pays et je ne vois aucune perspective d’amélioration. Là je n’arrive pas à prescrire un simple médicament comme le Daflon parce qu’on ne le trouve pas en pharmacie. » Les pénuries de médicaments rendent le travail infernal pour les médecins qui constatent avec impuissance le calvaire de leurs patients atteints de maladies chroniques. Dans la première chambre du couloir à gauche, une jeune femme d’à peine trente ans est assise sur son lit, un châle enroulé autour de la tête pour masquer sa perte de cheveux. Elle a été admise la veille pour une cure de cinq jours renouvelable toutes les deux semaines. Elle parle d’une voix fragile. Le médicament pour traiter son cancer n’est plus disponible, pas même à l’hôpital. Il a fallu remplir des dizaines de papiers et enchaîner les va-et-vient entre le médecin, le pharmacien et le fournisseur pour pouvoir obtenir un substitut avant son admission. « Bien sûr que j’ai peur. Ce médicament est la base du traitement de mon cancer. Là, j’ai pu trouver un substitut de justesse. Mais est-ce que je vais réussir pour ma prochaine cure? » La frustration est énorme. « Je suis confronté tous les jours à ce genre de situation : donner le bon traitement au patient, sachant que même s’il existe, je ne peux l’administrer », s’alarme l’oncologue Marwan Ghosn.
« Nous sommes un des derniers bastions de résistance »
Au bout du couloir, la fille d’une patiente hospitalisée semble sur les nerfs. À sa grande surprise, l’hôpital lui a réclamé une caution de cinq millions de livres sans quoi sa mère, atteinte d’une infection au foie, n’aurait pas été prise en charge. La somme avancée est censée pallier à un éventuel refus de la Sécurité sociale de couvrir les soins. « Ça a été un choc ! Ma mère a un cancer et cela fait sept mois qu’elle est suivie ici. En plus, elle dispose d’une assurance. Il y a encore deux semaines je sortais avec elle de l’hôpital sans qu’on me dise quoi que ce soit sur les charges à régler. » Extrêmement tendue, la jeune femme n’a pu s’empêcher de s’en prendre aux infirmières qui s’occupent de sa mère. Une situation devenue quotidienne pour ces dernières, obligées de subir la tension et l’amertume des familles. Chantal Lichaa est infirmière depuis vingt ans. Son dévouement pour le métier est encore intact malgré la pression grandissante qu’elle et ses consœurs subissent. « Parfois, ils se mettent à crier ou à nous insulter lorsqu’ils reçoivent leur facture. Je leur explique que nous ne faisons pas de profits et que c’est la crise financière qui entraîne ces augmentations de tarifs. Pourtant, mon métier n’est pas de gérer ce genre de conflits », témoigne la cadre de soins, avec calme. L’étau s’est resserré sur elle ces derniers temps avec la démission de dizaines d’infirmières à qui ont été offerts des postes attrayants à l’étranger, notamment en Belgique et en France où les soignants de l’Hôtel-Dieu n’ont pas besoin de faire valider leur diplôme. Tandis que les services se vident de personnels ultraqualifiés, Chantal est désormais l’une des rares à pouvoir encadrer les plus jeunes. « Je dois surveiller en permanence l’équipe pour maintenir une qualité de soins optimale. En oncologie, il faut être très rigoureux et on y arrive jusque-là. Mais les conditions deviennent trop difficiles. »
Retenir les soignantes est devenu un des plus grands défis de l’hôpital. « Celles qui partent ont parfois presque 25 années d’expérience. C’est du jamais-vu. Cette tranche d’âge n’était pas intéressée par l’émigration jusque-là. Le problème, c’est que ces compétences ne sont pas remplaçables », déplore Soha Abdel Malak, la présidente du conseil infirmier de l’Hôtel-Dieu. « Nous sommes un des derniers bastions de résistance au sein d’un système de santé en plein naufrage. Mais jusqu’à quand va-t-on tenir ? » interroge, amer, le Dr Dabar.
Les difficultés rencontrées à l’Hôtel-Dieu se retrouvent dans tous les hôpitaux universitaires du pays, dont le bon fonctionnement est essentiel dans un contexte où les hôpitaux publics, ruinés, ne sont plus capables de prendre en charge les patients. « Hormis l’hôpital Rafic Hariri, les hôpitaux gouvernementaux sont tous devenus des dispensaires. Ils mettent une perfusion aux malades qui arrivent chez eux avant de les transférer chez nous », déplore Sami Rizk, le directeur du Lebanese American University Medical Center (LAUMC) qui en appelle aux Nations unies et aux ONG pour envoyer des fonds directement à leurs institutions sans passer par le ministère de la Santé. Lui aussi met en garde contre une situation alarmante qui frappe les Libanais, incapables d’assumer les factures exorbitantes qu’on leur réclame aujourd’hui. « Les gens ne se soignent plus. On le constate aux urgences où presque 37 % des patients qui arrivent finissent par être hospitalisés, contre 20 % auparavant. Ils débarquent en fin de parcours, cela veut dire qu’ils ne voient plus leur médecin et ne font plus d’examen. »
Les hôpitaux universitaires se réunissent régulièrement pour constituer un front commun face aux assurances et tiers publics et leur réclamer de revaloriser leurs tarifs de remboursement afin d’alléger la charge sur les patients. Leur plus grand challenge est aussi de convaincre la Banque du Liban de valider les subventions pour l’importation de produits médicaux fondamentaux afin de pouvoir continuer de soigner. « Sinon, nous allons peut-être même arrêter les urgences. Je ne sais pas. Je ne sais plus rien », se désole Mr Rizk.
Le responsable de l’approvisionnement en médicaments vient de déclarer que le pays doit 600 millions de dollars aux fournisseurs d’où le manque de médicaments dans le pays. Qu’avez-vous fait bande de vendus voleurs avec tout l’argent empoché et volé par vos soins. Pourquoi le peuple ne se révolte pas pour leur arracher le pouvoir des mains? Qu’attendons-nous encore de ces mafieux? Ils iront jusqu’à vendre notre peau avant nos os aux plus offrant pour se goinfrer et s’approprier le pays dans sa totalité? Les transactions vont bon train à travers leurs femmes fils et amis proches pour faire fructifier leur butin volé et on les regarde faire sans aller leur arracher leurs yeux de leur orbite et les jeter aux rats pour qu’ils n’en reste rien qui puisse nous les rappeler. DE QUOI AVONS-NOUS PEUR POUR AGIR ET NOUS LIBÉRER?
15 h 38, le 05 juillet 2021