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Idées - Commentaire

Le Liban est malade d’un système de soins aussi cher qu’inefficient

Le Liban est malade d’un système de soins aussi cher qu’inefficient

Photo d’illustration : un patient admis dans une unité de soins intensifs pour le Covid-19 dans un hôpital au Liban. João Sousa/L’OLJ

Le pays du Cèdre a été longtemps fier de son système de santé. Et pour cause : jusqu’à récemment, il pouvait compter sur un nombre impressionnant de médecins (plus de trois médecins pour 1 000 habitants, un ratio trois fois supérieur à celui habituellement recommandé par l’Organisation mondiale de la santé), souvent formés en Europe et aux États-Unis, et ayant à leur disposition les machines les plus récentes et les plus sophistiquées. Autant d’atouts qui ont fait de Beyrouth une plaque tournante régionale du tourisme médical, restant longtemps attractive en dépit d’une concurrence croissante, notamment auprès de patients irakiens ou issus de la diaspora.

Cependant, si certains praticiens ne tarissent pas d’éloges sur ce système de santé, surtout lorsqu’ils s’adressent à des étrangers, ils relèvent également de nombreuses failles, révélées et amplifiées par les crises simultanées que traverse le Liban. Et ce à tous les niveaux : de l’offre hospitalière à la politique de santé publique en passant par l’accès aux soins par les patients.

Depuis des décennies, le secteur de la santé repose sur la primauté des hôpitaux privés : on en dénombre ainsi 157 sur le territoire, contre 29 hôpitaux publics, selon les chiffres du ministère de la Santé. Cette offre de soins est principalement orientée vers la médecine curative de haut niveau, reposant sur des interventions généralement coûteuses, au détriment d’une médecine préventive englobant pourtant des domaines aussi essentiels que la médecine générale, les soins néonatals et la vaccination.

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Les investissements coûteux dans des médecins spécialisés et des équipements de haute technologie créent alors un cercle vicieux, axé sur une recherche permanente de maximisation des profits. Pour couvrir les dépenses, il s’agit de réduire constamment les coûts, une logique dont témoigne notamment un recrutement très insuffisant d’infirmières – une étude européenne publiée en 2017 en dénombrait 3 pour 1 000 habitants, contre huit en moyenne dans les pays de l’UE – et une sous-rémunération de ces dernières. Certains hôpitaux privés ont en outre développé une politique consistant à faire pression sur le personnel pour qu’il se concentre sur les activités génératrices de revenus. En parallèle, ils encouragent les dépenses inutiles qui font gonfler leurs propres factures, notamment par la généralisation des tests et des prescriptions excessives : les patients souffrant d’affections relativement mineures, comme des douleurs lombaires, sont par exemple très souvent envoyés passer une IRM. Cela a également pour effet collatéral d’entraîner une certaine surmédication : difficile de se contenter d’aspirine pour soigner un mal de tête... après avoir passé un scanner cérébral !

État en mauvaise santé

En réalité, ces failles ne sont que les symptômes d’un mal plus profond, ancré dans la relation entre un secteur hyperprivatisé et un État en bien mauvaise santé. Bien que le ministère de la Santé publique (MSP) dispose du troisième budget le plus important parmi les ministères dits « de services », nombreuses sont les activités qui lui échappent. Et ce, « soit par manque de personnel ou de motivation, soit par manque de financement », comme il l’avoue lui-même sur son site internet... Il ne gère par exemple pas de banque de sang ni de réseau national d’ambulances, et ne dispose même plus d’un laboratoire national – celui qui existait ayant été démoli – pour effectuer des contrôle essentiels (de qualité pharmaceutique, de risques environnementaux ou de sécurité alimentaire et d’épidémies...). Autant d’activités qui, avec bien d’autres, sont sous-traitées à des entités externes, à but lucratif ou non. Le MSP ne se montre pas davantage à la hauteur lorsqu’il s’agit d’assurer les formes essentielles de coordination, de surveillance et de réglementation, dans un secteur éclaté de manière kaléidoscopique entre les hôpitaux privés, les établissements publics, les organisations de la société civile et les acteurs étrangers. Quant aux décrets et circulaires censés régir le secteur, ils sont rarement appliqués – la très difficile mise en œuvre des prescriptions médicales unifiées, introduites en 2011 pour centraliser les données et inciter les prescriptions de médicaments génériques, constitue à cet égard un exemple éclairant.

Plutôt que d’assumer un rôle de pilote, le MSP finit en définitive par limiter son travail à des fonctions discrètes, notamment la liste des médicaments à subventionner par la Banque centrale, la négociation des accréditations pour les hôpitaux privés, la nomination de représentants aux conseils d’administration des hôpitaux publics et la supervision des campagnes de vaccination de routine – généralement réalisées par des ONG.

Dès lors, que fait donc le MSP de son budget considérable ? En réalité, il octroie depuis bien longtemps l’essentiel de ses ressources à des entités privées, au détriment de ses propres infrastructures. Cette tendance, comme le montre une étude publiée dans l’Eastern Mediterranean Health Journal, remonte à la guerre civile, durant laquelle la part des soins de santé privés dans le budget du MSP est passée de 10 à 80 %. Selon une autre étude récente du Knowledge to Policy Center, les hôpitaux publics recevaient pour leur part moins de 2 % de l’ensemble des fonds consacrés aux soins de santé dans le pays. Ce parti pris structurel a été rendu encore plus visible par l’épidémie de Covid-19 : alors que de nombreux hôpitaux privés ont été réticents à assumer leur part de responsabilité, le MSP a continué à leur accorder des ressources liées à la gestion de la pandémie, au détriment de ses propres installations.

La majeure partie des subventions accordées aux établissements privés proviennent du remboursement des dépenses engagées par les patients bénéficiant d’une forme d’assistance de l’État. En sus de la population couverte par les caisses existantes (CNSS, coopératives des fonctionnaires ou des services militaires ou sécuritaires...), les Libanais qui n’ont aucune assurance ont également droit à certains soins médicaux subventionnés. Dans les établissements publics, ils peuvent être couverts jusqu’à 95 %, contre 85 % dans les hôpitaux privés. Résultat : en 2008, plus de deux tiers des patients non assurés ont opté pour les hôpitaux privés, selon les données sporadiques du MSP. Du coup, ces derniers minimisent leurs propres dépenses tout en maximisant la facturation. D’autant que le MSP n’exerce aucun contrôle sur ce qu’il rembourse, négociant avec chaque hôpital un plafond annuel qui ne sera pas audité, et selon un processus peu transparent et à même d’encourager les pratiques de corruption.

Ce secteur fragmenté comprend enfin un ensemble d’ONG apolitiques, tant locales qu’internationales, qui ont fleuri dans le pays depuis la guerre civile. Parallèlement, les agences des Nations unies prennent en charge une partie des frais médicaux liés aux réfugiés syriens et palestiniens. Cette profusion de prestataires de services de santé, souvent dépendants de flux de financement provenant de l’étranger, décharge encore davantage l’État de ses propres obligations. Elle renforce également un instinct très libanais : celui de ne faire confiance qu’à n’importe quelle alternative à l’État ; lequel, par conséquent, est encore moins incité à se réformer.

Patients livrés à eux-mêmes

En se privant à la fois de moyens et de pouvoir, l’État ne parvient même pas à commencer à investir dans les infrastructures de santé publique dont les Libanais ont besoin, alors que leur pouvoir d’achat diminue. Au lieu de cela, les citoyens sont livrés à eux-mêmes pour chercher un traitement médical abordable dans un paysage médical de plus en plus décousu et difficile d’accès.

Pour être admis dans un hôpital, les patients doivent d’abord prouver que leurs dépenses seront couvertes par une assurance privée, un régime de sécurité sociale, le MSP lui-même ou un dépôt en espèces. Et la chute de la livre libanaise a aggravé très nettement la situation, les hôpitaux privés ayant aligné leurs factures sur le taux du marché noir, tandis que la CNSS s’en tient au taux de change officiel. En raison du manque de coordination entre les hôpitaux privés, les patients doivent par ailleurs constituer eux-mêmes leur dossier médical et le transporter d’un établissement à l’autre. Ils doivent aussi activer leurs réseaux pour trouver le bon médicament, qui peut être indisponible dans certaines pharmacies, d’un prix prohibitif dans d’autres, mal stocké ou simplement contrefait. En l’absence d’une banque de sang nationale, on voit également fleurir les demandes de groupes sanguins spécifiques sur les réseaux sociaux.

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Autant d’aléas pouvant devenir très coûteux pour les patients. Et, sans surprise, c’est sur les membres les plus vulnérables de la société que la charge pèse le plus. Par exemple, alors qu’en principe le MSP garantit la couverture des patients non assurés, ces derniers sont souvent victimes de pratiques discriminatoires et d’options de traitement limitées de la part des établissements privés. Les patients les plus nécessiteux passent donc souvent un temps extravagant à chercher des établissements qui les traiteront. Et lorsqu’ils trouvent des soins, beaucoup ont du mal à payer leur part des coûts. Une étude de l’AUB publiée en 2005 a montré que les pauvres dépensaient en moyenne 20 % de leur revenu total pour les soins de santé, soit plus du double que le reste de la population.

Enfin, lorsque les réseaux familiaux ne suffisent pas à réunir les ressources nécessaires, certains Libanais ont recours aux partis et dirigeants politiques, qui entretiennent généralement des liens étroits avec certains établissements de santé, auprès desquels ils peuvent obtenir des conditions préférentielles. Ils dirigent aussi fréquemment des fondations, des organismes de bienfaisance et des dispensaires qui fournissent des soins de base abordables.

Quel remède ?

Si dans l’esprit de nombreux Libanais un rôle croissant du secteur privé reste le remède privilégié à la faillite du secteur public, ce parti pris – renforcé par la mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19 – est battu en brèche par la réalité actuelle. La plupart des institutions privées ne sont en effet plus viables : leur clientèle de classe moyenne se réduit rapidement, le tourisme médical est en déclin et le coût de leurs équipements augmente de façon prohibitive. En ce sens, elles ne sont pas sans rappeler les banques libanaises : elles ne sont flamboyantes que tant que l’État paie la facture. Les programmes d’aide internationale et les ONG locales n’offrent pas non plus de solution de rechange : leurs interventions sont limitées en termes d’échelle, de portée et déconnectées les unes des autres ; tandis que leur efficacité globale dépendra toujours de la capacité de l’État à coordonner le secteur.

Étant donné l’état d’abandon actuel du ministère, fixer des objectifs trop ambitieux serait le moyen le plus sûr de compromettre tout changement véritable. Mais l’État n’a pas besoin d’être parfait : il doit simplement commencer à assumer ses rôles les plus fondamentaux, pour lesquels il n’existe tout simplement aucun substitut. Il s’agit avant tout de la collecte, de l’analyse et de la diffusion de l’information, dont une grande partie peut être réalisée à un coût minime.

Une autre priorité est de commencer à réorienter les ressources, en réduisant les subventions accordées aux hôpitaux privés les plus chers et les plus inadéquats et aux médicaments de marque. Une fraction croissante du budget du ministère doit être transférée au profit des centres de soins primaires et des médicaments génériques.

Enfin, il incombe au ministère de repenser fondamentalement le système de sécurité sociale du pays, pour que les Libanais bénéficient d’une forme de filet de sécurité au moment où ils en ont besoin. Si rien de tout cela ne peut se faire du jour au lendemain, il est temps de commencer à remonter la pente plutôt que de continuer à tomber dans les abysses.

Ce texte est une traduction synthétique d’un long article publié en anglais sur le site de Synaps.

Fahad al-Sudaid est chercheur au réseau Synaps.

Le pays du Cèdre a été longtemps fier de son système de santé. Et pour cause : jusqu’à récemment, il pouvait compter sur un nombre impressionnant de médecins (plus de trois médecins pour 1 000 habitants, un ratio trois fois supérieur à celui habituellement recommandé par l’Organisation mondiale de la santé), souvent formés en Europe et aux États-Unis, et ayant à leur...

commentaires (3)

"... les institutions privées ... ne sont pas sans rappeler les banques libanaises : elles ne sont flamboyantes que tant que l’État paie la facture ..." - euh, en ce qui concerne les banques libanaises, ce n’est pas une facture, c’est un remboursement d’emprunts qui ont servi à financer un gaspillage (vol?) colossal... nuance...

Gros Gnon

15 h 11, le 10 avril 2021

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Commentaires (3)

  • "... les institutions privées ... ne sont pas sans rappeler les banques libanaises : elles ne sont flamboyantes que tant que l’État paie la facture ..." - euh, en ce qui concerne les banques libanaises, ce n’est pas une facture, c’est un remboursement d’emprunts qui ont servi à financer un gaspillage (vol?) colossal... nuance...

    Gros Gnon

    15 h 11, le 10 avril 2021

  • Y a-t-il un seul point positif dans ce pays ? Un seul ?

    Robert Malek

    15 h 07, le 10 avril 2021

  • VOUS ENTREZ AUX URGENCES ON VOUS FAIT ATTENDRE POUR OBTENIR L,ACCORD DE LA SECURITE SOCIALE POUR CERTAINS EXAMENS ET A PAYER EN CASH LE PRIS DES AUTRES AVANT QU,UN MEDECIN NE S,OCCUPE DE VOUS. J,EN AI FAIT L,EXPERIENCE IL Y A PRESQUE TROIS ANS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 40, le 10 avril 2021

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