Il y a une mystique du chef, presque un messianisme, dans la perception que les adulateurs de Michel Aoun ont de sa personne. Nous avons tous en tête des affirmations excessives qui reflètent cette vérité. Certes, on pourrait faire la part des choses. Cependant, Gebran Bassil lui-même estime que sa démarche et, par déduction, celle de Michel Aoun, sont christiques. Quand, en avril dernier, Saad Hariri s’est rendu au Vatican, le chef du Courant patriotique libre s’était fait recevoir à Bkerké et, depuis le siège patriarcal maronite, il avait justifié sa fermeté en des termes qui ne laissent aucun doute là-dessus. Avec les accents d’un homme qui se croit investi d’une mission divine, M. Bassil avait affirmé : « Si le Christ avait faibli il y a 2 000 ans, il n’y aurait pas de chrétiens aujourd’hui. Le Christ a accepté la croix pour porter témoignage à la vérité (…). En ce qui nous concerne, nous continuerons à témoigner en faveur de la vérité. Nous savons bien que le prix en est élevé. Mais nous savons que la vérité finira par triompher et que c’est cette vérité qui sauve les peuples au temps des grandes crises. Et une fois la victoire de la vérité assurée, elle sera la propriété de tous les Libanais. Certes, les sacrifices seront grands, mais ils ne seront pas plus grands que la croix. La victoire de la vérité est ce qui compte. Voilà où résident notre salut et le salut des Libanais dans ce contexte de crise » (cf. L’Orient-Le Jour du 21 avril).
L’histoire nous a appris à nous méfier des « messies » du pouvoir temporel, à quelque siècle ou continent qu’ils appartiennent. Elle nous a montré une fois pour toutes comment l’utopie engendre la terreur. Comment, au nom d’un bien considéré comme supérieur et absolu, patries et vies humaines sont impitoyablement saccagées et sacrifiées. Il n’y a qu’à regarder autour de nous. Dans son maître ouvrage Théologie de l’histoire, Henri-Irénée Marrou en donne des exemples tirés de l’histoire du christianisme. Il écrit : « Nous qui savons ce qu’est devenu l’empire “chrétien”, nous pouvons mesurer ce qu’entretenait d’illusions ce bon Eusèbe de Césarée au lendemain du triomphe de Constantin et du Concile de Nicée (NDLR : IVe siècle) ; nous savons combien de ces empereurs sont devenus fauteurs d’hérésie et persécuteurs; quels qu’ils fussent, ils se sont toujours montrés enclin à tirer au profit de leur volonté de puissance les forces spirituelles de l’Église qu’ils prétendaient servir. (…) Il y a eu trop de souverains chrétiens pour se penser ou se laisser encenser comme un nouveau David… » À voir comment, chez nous, la détresse qui s’élève de la population est ignorée et peut-être même méprisée, il semble bien que nous soyons dans cet ordre des choses.
Il est donc nécessaire de se méfier de l’approche messianique que le chef de l’État a de son pouvoir politique. Il faut aussi se montrer réservé en ce qui concerne sa vision des rapports que doivent entretenir entre elles les communautés fondatrices du Liban. Elle sent trop l’alliance des minorités, les préjugés, la dissimulation. À travers un discours victimaire, qu’il soit ou non de bonne foi, ce courant utilise l’identité « chrétienne » au service de la volonté de puissance.
Mais les problèmes sont réels, dira-t-on. Bien entendu, il y a des failles dans la Constitution de Taëf, des points à éclaircir en ce qui concerne les prérogatives respectives du Premier ministre désigné et du chef de l’État dans la formation du gouvernement. En neuf mois, nous avons appris à les connaître par cœur. Hélas, en l’absence d’une autorité d’arbitrage comme le Conseil constitutionnel, auquel on n’a pas accordé le pouvoir d’interpréter la Constitution, on a laissé le conflit de prérogatives dégénérer en choc de volontés. Fallait-il laisser les choses en arriver là ? Est-ce en malmenant tout un pays qu’on fait valoir son droit ?
Si Michel Aoun pense vraiment qu’il est en train de défendre la vérité, en l’occurrence les droits politiques des chrétiens, s’il pense que les sacrifices qu’il leur impose sont nécessaires et que du bien en sortira pour le Liban, il nous faut changer l’image que l’homme a de lui-même. Et tout le monde doit savoir que Dieu n’y est pour rien. Car c’est en Son nom que le patriarche maronite a inlassablement demandé à Michel Aoun de composer, sans se faire entendre. Et c’est en Son nom aussi que le Vatican s’afflige de la tension qui marque les rapports entre le chef de l’État et le chef du gouvernement désigné. C’est là tout le contraire de l’idéal des rapports que le Saint-Siège souhaiterait voir s’établir entre les deux hommes, dans l’esprit d’un vivre-ensemble pour lequel le Liban a été donné en modèle et qui, aux yeux du Saint-Siège, est une ligne directrice de laquelle il ne faut pas dévier. Ou bien le chef de l’État croit-il avoir raison contre Bkerké, le Vatican et le monde entier en inventant un nouveau savoir-vivre ?
commentaires (9)
C'est compris. Au nom du vivre-ensemble il faut se laisser dépouiller par des banquiers de toutes religions. Cela mérite réflexion. Mais en attendant , que le Président continue à réclamer le retour des gros dépôts et l'audit de la BDL.
NASSER Jamil
19 h 29, le 21 juin 2021