L’interminable processus de formation du gouvernement auquel nous assistons depuis maintenant dix mois souligne la capacité du Hezbollah à jouer sur deux tableaux. Depuis le trop bref soulèvement populaire d’octobre 2019, le parti de Dieu n’a cessé de jouer avec les événements pour se laisser deux options ouvertes, chacune d’entre elle étant censée servir ses intérêts. C’est toujours le cas à présent.
En octobre 2019, le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah, ainsi que son allié chiite Nabih Berry, se sont mobilisés pour neutraliser les manifestations de rue et protéger le gouvernement de Saad Hariri. Ils cherchaient ainsi à préserver l’équilibre qui avait jusque-là permis à la classe politique de se maintenir, et avec elle l’ordre politique libanais dans lequel le Hezbollah a ancré son hégémonie intérieure.
Ce plan a momentanément subi un revers avec la dernière démission de Hariri. Son geste a pris le Hezbollah au dépourvu, donnant une victoire éphémère à ce que l’on appelait encore alors la « révolution ». Pour combler le vide, la classe politique a mis en place le gouvernement inoffensif, et au bilan calamiteux, de Hassane Diab : en quelques semaines, les politiciens et leurs alliés ont réussi à saborder le programme économique de son gouvernement, qui visait à faire assumer l’essentiel des pertes financières du Liban sur le secteur bancaire et, par extension, sur les politiciens ayant des intérêts dans ce secteur.
Attitude ambiguë
Le Hezbollah a observé tout cela avec une certaine sérénité : si Diab venait à réussir, il aurait stabilisé un pays que le parti dominait ; tandis qu’un échec permettait de poursuivre la destruction d’un ordre politique dont le Hezbollah avait à plusieurs reprises auguré la disparition. Nasrallah avait par exemple déclaré, dans une interview au journal émirati al-Khaleej, en mars 1986 : « Nous ne croyons pas en une nation dont les frontières sont de 10 452 km2 ; notre projet prévoit que le Liban fasse partie de la carte politique d’un monde islamique dans lequel les spécificités cesseraient d’exister, mais où les droits, les libertés et la dignité des minorités seraient garantis. »
Certes, d’aucuns pourraient arguer que l’attitude de Nasrallah a changé depuis cette époque. Mais est-ce vraiment le cas ? Quand le leader du Hezbollah a-t-il montré qu’il croyait que le Liban et son système de consensus confessionnel étaient légitimes ? Quand a-t-il fait autre chose que d’œuvrer à transformer le pays en un avant-poste du projet expansionniste iranien dans la région – un projet qui voit le Liban comme une partie de la carte politique d’un « monde islamique » dominé par Téhéran ? En réalité Nasrallah n’a cessé de faire la preuve de la cohérence de sa pensée et tout ce à quoi nous assistons aujourd’hui suggère que le Hezbollah aurait de quoi se réjouir d’une désintégration du système libanais.
Cette perspective expliquerait l’attitude ambiguë du parti à l’égard d’un accord sur la formation du gouvernement. Le Hezbollah ne semble pas s’y opposer, et il a même soutenu l’initiative de Berry pour tenter de relancer le processus. Cependant, il n’a pas non plus fait quoi que ce soit pour lui garantir une issue favorable. Certains ont affirmé que le parti ne voulait pas nuire à ses relations avec Michel Aoun et Gebran Bassil en forçant les deux hommes à faire des concessions dans le bras de fer qui les oppose depuis des mois à Hariri. Cela paraît absurde : Bassil a trop besoin du soutien du Hezbollah en ce qui concerne sa propre candidature à la présidence de la République pour risquer de se brouiller avec lui.
Ce qui est plus probable, c’est que le Hezbollah considère qu’il ne peut que tirer profit d’un affrontement entre les principaux représentants maronites et sunnites. Ce conflit, qui a dérivé sur le terrain des prérogatives constitutionnelles, suggère que le consensus autour du système politique libanais actuel s’effrite. Si cette dérive mène à une remise en question de l’ordre constitutionnel hérité de Taëf et, par conséquent, à une révision du contrat social confessionnel, le parti serait en bonne position pour exiger une plus grande part du gâteau pour la communauté chiite, et voir son pouvoir ultérieurement renforcé. En outre, un accord sur le programme nucléaire iranien libérerait les fonds destinés aux mandataires régionaux de Téhéran. Cela permettrait au Hezbollah de combler en partie le vide financier et économique du Liban. Le parti pourrait s’en servir comme d’un levier pour imposer un ordre plus ouvertement pro-iranien, puis le sécuriser avec les changements constitutionnels qu’il souhaite.
Bâtir sur des débris
Aoun, Bassil et Hariri sont tellement concentrés sur leurs querelles qu’ils ne voient pas qu’en permettant l’échec du système, le Hezbollah réalise une ambition à long terme de remodeler le Liban. L’effondrement de l’économie pourrait signifier que les secteurs financier et économique dans lesquels les chrétiens et les sunnites ont joué un rôle majeur pourraient prendre un coup décisif, sans parler de l’émigration communautaire qui l’a accompagné. Cela indiquerait également que l’armée libanaise, la seule institution jouissant encore d’une crédibilité nationale et dominée par les sunnites et les maronites, pourrait s’affaiblir. Une perspective qui conviendrait au Hezbollah – et souligne par ailleurs l’ineptie des groupes de réflexion de la droite américaine lorsqu’ils font pression pour cesser de financer l’armée libanaise, en prétendant affaiblir ainsi le parti chiite.
Un nouveau Liban émerge sur les débris de l’ancien, et le Hezbollah veut le façonner à son image. Trois mots sont devenus notablement absents du débat aujourd’hui : « Fonds monétaire international ». Le Liban n’est pas près de se plier aux conditions du FMI et de réformer ses finances publiques pour obtenir un renflouement, ne serait-ce que parce que le Hezbollah ne veut pas le voir se soumettre à une institution dans laquelle les États occidentaux ont une influence majeure. Et il bénéficie du soutien d’une classe politique libanaise indigne qui refuse de faire toute concession pouvant diminuer son pouvoir.
Reste le peuple libanais. Les citoyens de ce pays veulent-ils que ce dernier devienne une base permanente pour un régime autoritaire et clérical à Téhéran, s’aliénant l’Occident et une grande partie du monde arabe ? Sont-ils prêts à troquer leur système de compromis confessionnel et de partage du pouvoir pour un ordre dominé en permanence par le Hezbollah ? Alors que cela fait plus d’un an et demi que les Libanais ont pris conscience que leurs politiciens les avaient dépouillés de tout, privant dans de nombreux cas leurs enfants d’un avenir, la société semble devenue étrangement silencieuse. Hélas, un peuple qui ne se bat pas pour l’avenir de ses enfants n’est pas susceptible de le faire pour son pays.
Ce texte est aussi consultable en anglais et en arabe sur Diwan.
Rédacteur en chef de « Diwan », le blog du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC. Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).
commentaires (11)
Beaucoup de points faibles ou simplement biaisés dans cette analyse simplificatrice et ingénue !
Chucri Abboud
04 h 17, le 23 juin 2021