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Culture - Scène

Comment honorer le théâtre dans son aspect le plus vivant ?

Écrite et réalisée par Chrystèle Khodr, interprétée par Hanane Hajj Ali et Randa Asmar, « Augures », présentée sur les planches du Tournesol durant trois soirées, est une bouffée d’oxygène salvatrice pour la vie culturelle jusque-là asphyxiée. 

Comment honorer le théâtre dans son aspect le plus vivant ?

À travers leurs souvenirs personnels et professionnels, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar essayent de reconstituer la mémoire de Beyrouth en dressant une cartographie des lieux. Photos Jean-Claude Boulos

Deux actrices, monstres sacrés du théâtre libanais, sont seules sur une scène dépouillée, avec pour tout décor deux chaises. Elles mettent leurs âmes à nu. Derrière les chaises permutantes qu’elles avancent, rapprochent et éloignent, se profile tel un fantôme toute l’histoire du théâtre libanais, passé et présent. Au fur et à mesure de l’action, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar ne sont plus seules. Elles invoquent à travers leurs histoires toute une légion d’acteurs, de réalisateurs, de techniciens, etc. qui ont fait le théâtre libanais. Elles remontent les aiguilles des montres de notre mémoire pour la rappeler à tant de Libanaises et Libanais qui ont vécu amèrement la guerre, toutes les guerres. Et pour la raconter aux nouvelles générations. Leur dire que oui, la scène libanaise a bien eu son heure de gloire. Ses personnalités hors du commun. La nouvelle pièce de Chrystèle Khodr, Augures, présentée au Tournesol, pose aussi des questions, plein de questions. Et surtout les essentielles. Qu’en est-il du théâtre d’avant ? De l’actuel ? Et pourrait-on augurer le futur ?

À travers leurs souvenirs personnels et professionnels, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar essayent de reconstituer la mémoire de Beyrouth en dressant une cartographie des lieux. Photos Jean-Claude Boulos

Le personnel et pas l’intime

Avec une écriture subtile et pudique, la jeune scénariste et réalisatrice retrace dans cette pièce sans voyeurisme aucun et avec beaucoup de tendresse et d’humilité le parcours de ces deux grandes comédiennes issues de deux écoles de théâtre différentes, dont les carrières ont percé dans les années 80 en pleine guerre. À travers leurs souvenirs personnels et professionnels, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar essayent de reconstituer la mémoire de Beyrouth en dressant une cartographie des lieux. Que sont devenus le Piccadilly, les salles de l’Orly, de Babel, ou encore du beau Théâtre de Beyrouth de Aïn Mreissé ? Détruits, démembrés, transformés soit en sandwicherie, soit en boutique « one dollar ». Hanane Hajj Ali confiera par la suite avec un sourire narquois teinté d’amertume et de colère que même un des derniers bastions de la culture, l’Unesco, a vu sa scène volée afin de servir aux pitreries et aux cabotinages des députés. « Te souviens-tu de cette pièce? Te souviens-tu des hommes que tu as aimés ? Te souviens tu ? » se demandent-elles, et le dialogue se poursuit entre souvenirs, larmes et étreintes.

Deux actrices, monstres sacrés du théâtre libanais, sont seules sur une scène dépouillée, avec pour tout décor deux chaises. Elles mettent leurs âmes à nu. Photo Jean-Claude Boulos

Être ses propres archives

« J’ai toujours travaillé mes performances sur le thème de la mémoire. En 2018, j’ai eu l’idée de travailler sur celle du théâtre. Je me suis donc adressée à deux grandes comédiennes qui représentaient la génération 80, car je suis convaincue que grâce à elles et à tant d’autres, je suis là aujourd’hui. Ainsi, c’est sur base de leurs témoignages et des recherches faites auprès d’artistes et de gens qui les ont côtoyées que j’ai pu écrire mon texte. Une sorte de brouillon réédité au moyen d’autres résidences d’écriture où j’observais ces comédiennes qui me pourvoyaient en commentaires. Je corrigeais, effaçais, réécrivais pour aboutir à un travail fini. Au fil des résidences, la relation de ces deux actrices issues de milieux de théâtre différents évoluait et s’étoffait. »

Pour mémoire

Entrez dans le jardin de leurs premiers désirs...

Hanane Hajj Ali considère que le théâtre est un éternel questionnement. « J’ai appris le théâtre dans les abris, où l’on pouvait transformer ces lieux de désespoir en espaces de solidarité. Un jour, une femme me dit (extrait de la pièce) “Tu as du talent, il te faut étudier le théâtre”, et moi de répondre : “Mais le théâtre ne s’apprend pas !” » Lorsqu’elle rejoint la compagnie de théâtre al-Hakawati qui avait été fondée par Roger Assaf, elle découvre consternée que le théâtre n’était pas ce qu’elle avait appris à l’université, mais un art lié aux gens, à la vie, qui puise sa matière dans les histoires vécues et trouve sa forme dans l’expression communautaire. « Je suis venue de la politique au théâtre, contrairement à Randa qui a une tout autre vision. » L’actrice qui devint par la suite l’épouse de l’homme de théâtre gardera néanmoins son identité et sa liberté d’artiste intactes. Rebelle, elle a toujours été dans l’opposition, parce qu’elle est convaincue que l’artiste est plus actif quand il observe de loin, analyse et critique. « Sur scène, nos dissensions à Randa et moi prennent parfois le dessus. Chrystèle nous recommandait d’aller toujours plus loin et de farfouiller dans nos blessures, mais c’était la complicité qui prévalait à la fin. »

Nous les femmes…

De la dérision dans le texte et une sorte d’autocritique, mais aussi un hommage à toutes ces femmes qui ont entrepris le combat dans des temps difficiles et durs. De Renée Dick à Rida Khoury en passant par Nidal Achkar, et actuellement cette nouvelle génération de Josyane Boulos, Chrystèle Khodr ou Betty Tawtel… ont toujours voulu montrer aux jeunes que tout est encore possible. « Notre jeunesse créative a beaucoup de talent, mais ce pays ne lui offre rien », dit Hanane Hajj Ali.

Randa Asmar pour sa part dévoilera ses blessures désormais cicatrisées par la scène et sur scène. Son théâtre à elle est évasion. « Je n’ai pas pu voyager quand la guerre a éclaté, indique-t-elle. J’ai trouvé dans ce domaine une manière de fuir dans le temps, dans le lieu et en moi-même, d’abord pour découvrir ce qu’il y a en moi, ensuite pour aller en dehors de moi. Fuir un quotidien dur à vivre entre les explosions et les abris. Dans cette pièce, nous montrons aux générations actuelles combien nous avons souffert pour continuer la démarche artistique entreprise. Malgré la division du pays en deux camps, Est-Ouest, les salles de théâtre différentes l’une de l’autre, les comédiens et acteurs sont restés unis avec une seule vision. Preuve en est l’expérience de Nicolas Daniel qui travaillera d’abord à l’Ouest avant d’enseigner à l’Est. »

Pour mémoire

Le prix Gilder/Coigney à la fabuleuse Hanane Hajj Ali

Aujourd’hui, en l’absence d’archives nationales sur le théâtre qui a été l’incubateur de pensées et le creuset de tellement de talents, c’est la mémoire en pointillé du pays qui revient, émaillée de souvenirs de guerre, d’abris, de séparations et de retrouvailles.

À travers le rapport de ces artistes à leur métier aujourd’hui, qui n’a jamais été un long fleuve tranquille – puisqu’un tiraillement sans fin a plongé le pays dans une incertitude totale –, Augures questionne le théâtre pendant les temps de guerre, cet art vivant qui rend les hommes vivants car il est l’ultime endroit d’une liberté possible.

*« Augures » au théâtre Tournesol, rond-point Tayyouné, les 28, 29 et 30 mai à 18h (avec distanciation). 

Chrystèle Khodr. Photo Nasri Sayegh

Fiche technique

Conception, texte et mise en scène : Chrystèle Khodr.

Avec Hanane Hajj Ali et Randa Asmar.

Création lumière et direction technique : Nadim Deaibès. Assistant à la mise en scène et directeur de plateau : Jean-Claude Boulos. Paysage sonore : Nasri Sayegh. Montage son : Hadi Deaibès. Costumes : Good Kill. Opérateur lumière : Salim Abou Ayache. Assistant technique : Rawad Kanj. Affiche et identité graphique : Maya Chami. Communication et relations publiques : be :kult et Jean-Claude Boulos. Avec le soutien de : AFAC (Arab Fund for Arts & Culture), La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon CNES, SCAC de l’ambassade de France à Beyrouth, Institut français de Beyrouth, Fondation Boghossian, théâtre Tournesol, Koon Studio, Théâtre des 13 vents Centre dramatique national Montpellier, Studio Zoukak.

Deux actrices, monstres sacrés du théâtre libanais, sont seules sur une scène dépouillée, avec pour tout décor deux chaises. Elles mettent leurs âmes à nu. Derrière les chaises permutantes qu’elles avancent, rapprochent et éloignent, se profile tel un fantôme toute l’histoire du théâtre libanais, passé et présent. Au fur et à mesure de l’action, Hanane Hajj Ali et Randa...

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