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Nos Lecteurs ont la Parole

Le 4 août de la presse libanaise

Durant les neuf mois qui viennent de s’écouler, le combat de boue qui nous a servi de débat public a porté essentiellement sur les écrasantes responsabilités officielles dans la catastrophe du 4 août. Dès le lendemain, voire dès la soirée du drame, nos principales personnalités journalistiques se sont érigées en procureurs du tribunal de l’opinion publique. Et depuis, il semble que toute la presse écrite et audiovisuelle libanaise ait prêté le même serment. Elle aurait prêté serment que pas un seul des meurtriers corrompus n’échapperait à son courroux ; par ses enquêtes et ses réquisitoires, nos souffrances seraient vengées et nos bourreaux pendus avec la bénédiction des grands prêtres des plateaux télé.

Quelques heures à peine après l’explosion, un torrent d’informations sur l’évènement fut soudain déversé sur nos têtes sonnées. Et alors qu’on avait à peine commencé à déblayer les bris de verre, on en savait déjà plus sur notre drame que les victimes des attentats post-2005 en savent aujourd’hui sur les leurs. Nous avions appris la nature de l’explosif, sa quantité originelle, sa provenance, son destinataire, son propriétaire, où il avait été stocké pendant les 5 années précédentes et toute la saga judiciaire dont il fut le protagoniste muet.

Par exemple, dans son édition du 5 août 2020, L’Orient-Le Jour expliquait comment le stock de nitrate d’ammonium qui avait explosé la veille s’était retrouvé dans l’entrepôt 12. Dans l’article intitulé « “Nous avons alerté six fois la justice sur la dangerosité du nitrate d’ammonium. En vain”, affirme le directeur des douanes », L’Orient écrivait : « (En 2015, l’agence Reuters le rappelle), Shiparrested.com (...) avait rapporté que le cargo Rhosus, battant pavillon moldave, avait fait escale à Beyrouth en septembre 2013 en raison de problèmes techniques alors qu’il devait relier la Géorgie au Mozambique avec 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium dans ses cales. » Et effectivement, Reuters ce jour-là publiait un article intitulé « Initial investigations point to negligence as cause of Beirut blast – source », reprenant les informations de Shiparrested.com, réseau d’information de professionnels du transport maritime. Ce réseau existe sous la forme d’un simple site internet, et avait rapporté, dans sa newsletter trimestrielle « The Arrest News », la quasi-totalité de l’affaire du Rhosus telle qu’elle est actuellement connue des Libanais. Tout y est : l’abandon du navire par son propriétaire, la séquestration de l’équipage est-européen à bord du navire presque jusqu’à épuisement des vivres, et, crucialement, l’information que 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium que « The Arrest News » elle-même qualifiait de « dangereuses » étaient désormais entreposée au port de Beyrouth, en vrac, à un jet de pierre de Gemmayzé. Et ce n’était pas la seule source sur laquelle Reuters eût pu s’appuyer ; le site fleetmon.com, autre réseau de suivi du trafic maritime, couvrit cette affaire dans un article publié le 23 juillet 2014, dont le titre aurait pu suffire à lancer l’alerte: « Crew kept hostages on a floating bomb – m/v Rhosus, Beirut ».

Sitôt que la presse libanaise s’était unanimement érigée en juge d’instruction de l’affaire du port et avait mis ses journalistes sur la trace du nitrate, elle était déjà surclassée sur son propre terrain par une agence de presse étrangère. Il n’aura pas fallu plus de quelques heures à Reuters pour publier ces informations cruciales ; la seule raison pour laquelle ce fut possible est qu’elles étaient disponibles depuis bien plus longtemps.

Suggestion au lecteur: arrêtez votre lecture maintenant et tapez sur Google « shiparrested.com beirut ». Attendez 0,16 seconde puis regardez droit devant vous ; vous venez de trouver vous-même la source primaire de Reuters, et par extension de la presse libanaise tout entière au lendemain de l’explosion. Elle est dans les 3 premiers résultats de votre recherche; il s’agit du document The-Arrest-News-11th-issue.pdf, la newsletter de Shiparrested.com en question. Elle est disponible publiquement depuis fin 2015, les newsletters de Shiparrested.com étant toutes publiques. Si vous aviez été journaliste entre octobre 2015 et le 3 août 2020, peut-être auriez-vous sauvé deux cent dix vies ?

Ainsi, les informations cruciales qui ont émergé quelques heures après l’explosion avaient pour source non pas des témoignages chuchotés entre quatre murs sourds, un dossier confidentiel ou un microfilm dissimulé dans la doublure d’une veste, mais un document public disponible sur

google.com. Elles étaient littéralement à la portée du premier venu.

Apprendre qu’on a passé six années à vivre près d’une des plus grosses bombes non atomiques de l’histoire suffit déjà à donner aux victimes de l’explosion un sentiment d’impuissance écrasant. Certes, les Libanais ont pris l’habitude de vivre avec le fatalisme d’un moustique posé sur une ampoule. Mais à l’écoute des nouvelles sur l’explosion, même le plus blasé d’entre nous n’a pu empêcher ses poils de se dresser. Alors apprendre que, pendant ces six années, il aurait peut-être suffi d’une recherche sur Google pour prévenir la catastrophe…

Bien entendu, aucune société raisonnable n’exige de ses éboueurs, hommes ou femmes au foyer, médecins ou ouvrières qu’ils suivent eux-mêmes ce qui se passe dans les ports commerciaux. En société à presse libre, c’est à cette presse qu’il incombe d’informer. Pour les dossiers « sérieux » du genre de celui-ci, elle possède même son unité d’élite : les journalistes d’investigation. Et dans la presse qui se veut d’investigation, il est de bon ton de dénigrer le journaliste de bureau, celui qui se contente de piller dépêches et communiqués pour pondre colonnes et JT, et ne va jamais enquêter « sur le terrain ». Pourtant, il faudrait assimiler que ce n’est pas le journalisme de bureau qui aurait suffi à empêcher l’enfer du 4 août, mais le journalisme de transat.

Le 3 mars dernier, sur le plateau de l’émission de Riad Tok, Riad Kobeissi – l’un des plus fameux représentants de notre journalisme d’investigation et spécialiste du port – ricanait d’une certaine critique que des internautes prorégime lui adressaient sur Twitter. Ces twittos, avec mauvaise foi, lui demandaient comment il continuait à se prétendre expert en affaires portuaires s’il ne savait pas qu’il y avait du nitrate d’ammonium au port. Il se défendit en disant qu’il était défendu d’entrer au port et eut le trait d’humour suivant: « Comme s’il suffisait de googler “ammonium nitrate” pour le découvrir. » Il ne croyait pas si bien dire ; le bataillon des investigateurs, l’unité d’élite de la presse libanaise, a oublié de se servir de Google.

On pourrait disputer cette grave accusation. Après tout, le fait que l’affaire du Rhosus soit publique depuis plus de 5 ans mais n’a été reprise par aucun média libanais signifie peut-être qu’elle n’avait aucun intérêt avant l’explosion. Effectivement, pourquoi un quelconque média s’intéresserait-il à l’histoire de l’abandon d’une quantité énorme de nitrate d’ammonium (dont l’utilisation comme explosif est mentionnée dans tous les dictionnaires) au port de Beyrouth ? Pourquoi, alternativement, s’intéresserait-il à la séquestration de cinq marins pendant un an sur un navire amarré à Beyrouth, navire qui finit même par couler en 2018, amarré sur la digue du port visible depuis la place des Martyrs ? Cette affaire était-elle en droit de tirer la couverture médiatique aux épiques bras de fer entre Joumblatt et Arslane pour le contrôle du strapontin.

Probablement que, même si le stock n’avait jamais explosé, les informations contenues dans « The Arrest News » n’auraient jamais manqué d’être publiées si un journaliste libanais en avait pris connaissance. Dans ce cas de figure – qui veut croire en la bonne foi d’au moins une partie de notre presse –, j’ai eu tort d’écrire plus tôt qu’elles étaient à la portée du premier venu. Ces informations étaient bel et bien cachées ; elles étaient cachées derrière un mur de compétence.

Effectivement, pour avoir le réflexe de consulter un réseau d’experts maritimes comme Shiparrested.com ou fleetmon.com, il faut être assez bien versé en journalisme maritime. Et cela demande un grand entraînement en amont, assez coûteux. C’est pareil pour le journalisme médical, économique ou industriel. Personne n’entreprendrait ce genre d’entraînement s’il n’avait pas la certitude que son investissement serait ensuite rémunéré par un emploi lucratif.

Or ce que démontre l’échec éclatant de toute la presse écrite et audiovisuelle libanaise à rapporter l’affaire du Rhosus avant le 5 août, c’est que les médias libanais ne rémunèrent pas ces investissements. Dans ce cas, les journalistes libanais n’ont aucun intérêt à perdre leur temps à se former pour des emplois que les patrons de presse se refusent à créer. Et ce qui vaut dans le domaine du transport maritime vaut probablement dans l’écrasante majorité des domaines de l’activité économique libanaise – c’est-à-dire de l’activité libanaise tout court.

Alors je laisse au lecteur le loisir d’imaginer la quantité d’informations publiques cruciales qui passent chaque jour sous le nez de notre presse, échappant ainsi à l’attention du peuple. Malheureusement, les éruptions de ferveur journalistique qui succèdent aux catastrophes s’éteignent plus vite qu’un feu de paille. Surveille-t-on désormais l’activité des 3 ports commerciaux du Liban ? Sait-on si le ministère de la Santé respecte la chaîne du froid pour conserver les vaccins du Covid ? Qu’en est-il des déchets qui ont créé la crise de 2015 ? Y a-t-il encore des déchets nucléaires dans le Kesrouan ? Y en a-t-il devant votre propre maison ? Les réponses à ces questions sont probablement déjà bien plus publiques qu’on ne le pense. Cependant, à cause de leur manque de compétences délibéré, les journaux, radios et télés libanaises sont tous incapables de décrypter le monde qui les entoure. Nous devrions leur être reconnaissants de parvenir à nous donner la météo du lendemain, tant est petite la fente qui leur sert de fenêtre sur le Liban.

Habitant de Beyrouth

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Durant les neuf mois qui viennent de s’écouler, le combat de boue qui nous a servi de débat public a porté essentiellement sur les écrasantes responsabilités officielles dans la catastrophe du 4 août. Dès le lendemain, voire dès la soirée du drame, nos principales personnalités journalistiques se sont érigées en procureurs du tribunal de l’opinion publique. Et depuis, il semble...
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