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« Salauds d’pauvres »

Je l’écris parce que *Sana m’a demandé de le faire. Elle m’a dit « je sais que ce sont des détails, mais il faut les dire ». Je connais Sana depuis 15 ans. Elle a un CV de trois pages au fil duquel doctorat et certificats s’ajoutent à une montagne de missions et conférences, ce qui ne l’empêche pas d’élever avec soin et amour ses trois fillettes, dont un bébé. Ce dont elle voudrait que je parle, c’est du prix des choses « inessentielles » : il lui reste au fond d’un placard un flacon de parfum, son petit luxe, auquel elle n’ose plus toucher ( « je sais que je n’en trouverai plus avant longtemps, et si j’en trouve, je n’en aurai pas les moyens » ). Elle veut que je parle du prix du shampooing dont elle divise tous les soirs une dose par trois à l’heure du bain, pour que chaque enfant ait sa part et pour faire durer la bouteille. Les couches bon marché qu’on trouvait dans les plus sombres échoppes sous deux générations de poussière sont désormais promues en pharmacie, au prix qu’on payait naguère pour des couches de qualité. Celles-ci sont irritantes, il faut donc y ajouter le prix de pommades aussi inefficaces qu’inconnues. Ainsi de suite, le pack de savon sans odeur et sans mousse, qui disparaît au bout de trois usages; le pack de mouchoirs en papier qui s’effritent en main; le peu de viande hachée qu’on divisait en quarts et dont chaque quart se divise désormais en deux et va se diluer dans des plats de fortune de plus en plus insipides, de moins en moins nourrissants ; la crème à café en poudre, ersatz en soi dont on trouve encore un ersatz qui refuse de fondre et forme de petits caillots à la surface ; ces virées à deux, en voiture, simplement pour se retrouver sans les enfants et écouter de la musique pour se détendre, et qu’on ne fait plus pour économiser l’essence…

Mais tout cela n’est rien, bien sûr. Qui irait se plaindre de ne plus pouvoir offrir à ses enfants des jouets ou des vêtements neufs quand d’autres familles qui n’ont jamais connu la pauvreté se saignent pour un paquet de pain ? « L’odeur du Liban a changé », me dit Sana. Je sais qu’elle parle des produits d’hygiène, domestique autant que corporelle, auxquels la plupart des gens ont renoncé, ou dont ils n’utilisent plus que des versions frelatées et encore plus chimiques. Mais si l’hygiène est le support de la santé et de la dignité, on sait aussi que l’odeur est un messager subliminal bavard entre tous. L’odeur dénonce en nous la peur, la douleur, la maladie, l’état amoureux… Sommes-nous si mal en point que notre odeur ait à ce point changé ?

Il y a dans ce climat de restrictions quelque chose qui rappelle le marché noir, en France, au temps de la Deuxième Guerre mondiale et quelques années au-delà. Pour forcer un sourire, tenter une dédramatisation ou trouver quelque résonance où l’on se sentirait moins seul, on se projette dans La traversée de Paris, le délicieux film de Claude Autant-Lara avec Jean Gabin, Bourvil et Louis de Funès. Le Paris de 1942 est presque aussi lugubre que le Beyrouth de 2021. Il y est question de livraisons clandestines de nourriture, de cochons qu’on égorge dans les caves en couvrant les cris sous des flots d’accordéon, de tickets de rationnement (mesurés à 1100 calories par adulte et par jour), de soldats allemands qui réquisitionnent tout ce qu’ils peuvent, de descentes de police, de juifs qu’on exploite sous prétexte de les protéger. La faim pousse au vol et la méfiance rend tout le monde nerveux, au point d’arracher au personnage de Grandgil campé par Gabin une phénoménale tirade sur les clients du café qui semblent lorgner sa valise, émaillée de la réplique culte « Salauds d’pauvres! » qui résume son mépris pour la France du régime de Vichy, lâche, résignée, déshumanisée. Parmi les situations comparables, on comptera pour le Liban une classe politique vendue et rendue, soumise à des autorités étrangères dont elle sert les intérêts, incapable de protéger ceux de ses propres citoyens. Sommes-nous devenus lâches, résignés, déshumanisés? Il est certain que les Libanais, ayant de longs antécédents de lutte, sont simplement, légitimement fatigués. On a beau se dire que ces situations sont passagères et qu’au bout de cinq ans, dix ans peut-être, les choses finissent par changer, les choses, à l’évidence, ne changeront pas toutes seules. Avant que le Liban ne change irréversiblement d’odeur, avant que de pauvres nous ne devenions des « salauds d’pauvres », nous n’avons plus le luxe du temps pour nous ressaisir. Partir ne nous évitera pas le néant si notre pays y sombre. Et vivre en larves ne nous ressemble pas.

*Le prénom a été changé

Je l’écris parce que *Sana m’a demandé de le faire. Elle m’a dit « je sais que ce sont des détails, mais il faut les dire ». Je connais Sana depuis 15 ans. Elle a un CV de trois pages au fil duquel doctorat et certificats s’ajoutent à une montagne de missions et conférences, ce qui ne l’empêche pas d’élever avec soin et amour ses trois fillettes, dont un bébé. Ce...

commentaires (3)

Quand la résilience se transforme en soumission, Et quand l'insupportable fini par ne plus l'être....

Sfeir walid

16 h 27, le 30 avril 2021

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Commentaires (3)

  • Quand la résilience se transforme en soumission, Et quand l'insupportable fini par ne plus l'être....

    Sfeir walid

    16 h 27, le 30 avril 2021

  • LA PIRE INSULTE QUE LE PRESIDENT AOUN FAIT AU LIBAN C'EST DE DIRE QUE LA NON FORMATION D'UN GOUVERNEMENT PROPOSE PAR HARRIRI EST POUR SAUVEGARDER LE DROIT DES CHRETIENS AU LIBAN CAD POUR EXPLIQUER SON ATTITUDE CELA VEUT DIRE QUE C'EST LES CHRETIENS QUI SONT RESPONSABLES DE L'IMMOBILISME CAR ILS NE VEULENT PAS CEDER A " LEURS DROITS" LA VERITE LE PRESIDENT EST VOLONTAIREMENT SOUS LES ORDRES DE NASRALLAH ET SON GENDRILLON FAIT TOUT POUR PAS LE FACHER ESPERANT DEVENIR LE PROCHAIN PRESIDENT JETANT AU PANIER LA SIGNATURE DU GENERAL MICHEL AOUN QUI A PROMIS A GEAGEA LA PRESIDENCE APRES LUI AVEC UN ACCORD QUI LUI A PERMIS DE DEVENIR LE PRESIDENT DURANT SIX ANS, LES PIRES ANNEES QUE LE LIBAN A CONNU MEME SI ON INCLU LA GUERRE DE 1975

    LA VERITE

    14 h 27, le 29 avril 2021

  • Notre seul problème est celui de l’accommodation. C’est en principe une qualité qui révèle une qualité qui distinguent les gens intelligents lorsqu’ils se retrouvent devant un fait accompli et sans issue. Cela devient une tare dans la situation des libanais qui eux se laissent faire alors que deux trois individus ont décidé de les humilier pour ensuite les décimer et qu’ils les regardent faire sans broncher. Je reviens toujours au même sujet, comment se fait il que ce pays soit tenu oar un homme qui a le titre de chef d’état et qui œuvre sans relâche pour détruire ce pays sous les yeux de tous les responsables politiques et judiciaires sans être inquiété? Par quelle logique est il encore en fonction alors que jour après jour il bloque le pays alors que le peuple a faim, a peur et ne voit aucune solution tant que c’est lui et ses alliés mènent la danse? Sommes nous dans un pays démocratique? Alors pourquoi ne pas le licencier pour faute grave et manquement à son devoir de protéger le pays et ses citoyens alors que c’est dans le serment qu’il a prononcé à son accession au pouvoir? Allons continuer à subir ses agissements jusqu’au point de non retour? POURQUOI???

    Sissi zayyat

    11 h 22, le 29 avril 2021

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