Plusieurs titres de presse – dont nos confrères du Commerce du Levant – se sont penchés hier sur le cas du gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, et plus précisément sur les enquêtes le visant en Suisse ou au Royaume-Uni. Interviewé par le quotidien français Le Figaro, l’intéressé, qui occupe la tête de la BDL depuis 1993, a rejeté tous les griefs qui lui sont reprochés, que ce soit au niveau de sa responsabilité dans la grave crise financière que traverse le pays ou des origines de son patrimoine à l’étranger.
Le haut responsable a également affirmé que les banques libanaises avaient bien effectué, « comme requis », l’augmentation de capital de 20 % par rapport aux niveaux de fin 2018 demandée par la banque centrale, et qu’elles disposaient « maintenant de 3 % (des dépôts en devises détenus au 31 juillet 2020) de liquidités auprès de leurs banques correspondantes » à l’étranger. Or la déclaration du gouverneur peut surprendre, dans la mesure où la Commission de contrôle des banques (CCB), qui est en principe chargée de suivre le dossier, n’a toujours pas fait d’annonce concernant les avancées concrètes réalisées sur ce sujet.
Réalité du terrain
Les obligations évoquées par le gouverneur ont été dictées dans la désormais célèbre circulaire n° 154. Un texte adopté le 27 août 2020 dans le sillage de la terrible explosion au port de Beyrouth et dans un contexte de crise marqué par l’effondrement de la valeur de la livre – pourtant arrimée au dollar depuis 1997 – sur le marché des changes et les restrictions sur les comptes en devises imposées de manière illégale par les banques du pays à leurs déposants.
Selon nos calculs, les nouveaux capitaux injectés devaient totaliser un peu plus de 4 milliards de dollars, contre 3,45 milliards de dollars de fonds supplémentaires pour honorer les 3 % de liquidités à déposer auprès des banques correspondantes. Deux objectifs à atteindre sous peine d’être exclues du marché, avait notamment menacé le gouverneur.
La dernière communication officielle de la banque centrale sur le sujet remonte à début mars, soit juste après la date limite fixée pour l’exécution de l’ensemble des dispositions de la circulaire n° 154. Le Conseil central de la BDL (CCB) avait affirmé s’être réuni « en présence de tous ses membres et de ceux de la Commission de contrôle des banques pour mettre en place une feuille de route, avec (de nouveaux) délais d’application », sans plus de détails. Contactée hier, la CCB a indiqué ne pas être pour le moment autorisée à faire de déclarations sur ce dossier mais qu’elle communiquera sur le sujet le moment venu.
Contactées, deux sources proches du secteur bancaire estiment pour leur part que la réalité du terrain est bien loin de la situation décrite par le gouverneur et que « peu de banques » ont pu appliquer ces obligations avec des apports intégralement effectués en devises et en numéraire. Une source à l’Association des banques du Liban (ABL) affirme, elle, ne pas être en mesure de confirmer que toutes les banques ont bien souscrit aux obligations dictées. « Les établissements traitent directement avec la CCB chacun de son côté », indique cette source, sans toutefois remettre en question les propos du gouverneur.
Fin janvier, l’organisation avait tenté d’obtenir une extension de temps en se prévalant de la suspension des délais légaux, administratifs et contractuels mise en place en mai dernier par la loi n° 160 sur la période allant du 28 octobre 2019 au 30 juillet 2020. Un texte dont les effets ont eux-mêmes été prolongés jusqu’à fin 2020 par une seconde loi votée en août dernier. Cette démarche laisse supposer que certaines banques n’étaient pas en mesure d’appliquer les obligations de la BDL dans les temps, ce que semblaient confirmer de nombreuses sources bancaires en coulisses dans les mois qui précédaient. Tout comme le fait que la date limite pour l’augmentation de capital a été repoussée à plusieurs reprises depuis le 4 novembre 2019, date de publication de la circulaire n° 532 qui l’avait édictée pour la première fois.
Respect de la circulaire n° 154 ?
Des difficultés dont la BDL était certainement consciente en août et qui l’ont poussée à autoriser les banques, à travers la circulaire n° 567 publiée en même temps que la n° 154, à utiliser des actifs immobiliers pour effectuer 50 % des apports en capital exigés. Elle a aussi implicitement autorisé les établissements à utiliser des dollars bloqués, ou « lollars » selon la dénomination consacrée par les experts qui suivent l’évolution de la situation financière du pays, pour souscrire à cette augmentation. Ces dollars sont ceux des comptes en devises bloqués que les Libanais ne peuvent retirer qu’en livres à un taux fixé par la BDL (3 900 livres pour un dollar depuis l’été). Un taux qui a toujours été inférieur à celui du marché parallèle (autour des 12 500 livres hier). Ces « lollars » coexistent avec les dollars « frais », un concept inédit désignant des devises déposées en espèces ou transférées depuis l’étranger et qui ne sont en principe soumises à aucune restriction. Conséquence : selon plusieurs sources concordantes, une importante part des apports a été effectuée soit en « lollars », soit en réévaluant et inscrivant au niveau comptable des actifs immobiliers, soit en incluant de nouveaux biens appartenant aux actionnaires et devant être vendus par la banque dans les cinq ans. Cet artifice est toutefois inopérant pour permettre aux banques d’atteindre l’objectif de 3 % de liquidités, ces apports devant forcément être effectués en dollars frais.
« Il faut aussi garder à l’esprit que les comptes de nombreuses banques libanaises auprès de leurs banques correspondantes étaient dans le rouge et que l’objectif des 3 % devait pour beaucoup d’établissements être majoré par les montants nécessaires pour rembourser leurs arriérés », expose une des sources au fait du dossier. Un trou que les banques ont dû combler soit en vendant leurs actifs à l’étranger, soit en s’approvisionnant elles-mêmes sur le marché parallèle, souligne Fouad Debs, avocat et cofondateur de l’Union des déposants, une ONG locale très investie dans la défense des droits des déposants face aux restrictions bancaires.
Lundi, l’Union des déposants était d’ailleurs montée au créneau en adressant un courrier à la BDL lui demandant de ne pas accéder à une récente requête de l’ABL de rétrocéder les excédents des réserves obligatoires en devises déposées par les banques à la banque centrale pour couvrir 15 % des dépôts en devises qu’elles détiennent, et dont la valeur a baissé de 7,4 % en 2020 à près de 112 milliards de dollars. L’ABL avait noté noir sur blanc souhaiter récupérer cet argent pour le « transférer » sur des comptes à l’étranger dans le but de le « préserver ». Une manœuvre jugée « illégale » par l’Union des déposants, qui considère que « les banques libanaises sont en cessation de paiement » depuis la généralisation des restrictions bancaires au cours de l’automne 2019.
Il reste que la façon dont la crise bancaire libanaise est gérée et l’incapacité de la classe politique à former un gouvernement à même de réformer le pays ont déjà poussé des banques correspondantes à prendre leurs distances – généralement par prudence via le prisme du ratio risque/rentabilité. Les banques et la BDL se réfugient toujours, de leur côté, derrière le défaut de l’État annoncé en mars 2020 sur sa dette en devises – dans laquelle elles avaient massivement investi – pour atténuer leur responsabilité dans la crise que traverse actuellement le pays.
Au-delà de ces considérations, l’urgence de la situation est plus que jamais avérée : les réserves de devises de la BDL, qui lui permettent notamment de limiter l’impact de la dépréciation de la livre sur le coût de certaines importations, continuent de fondre à nouvelle journée qui passe. Le gouverneur a d’ailleurs indiqué au Figaro que ces réserves n’atteignent plus que 16,35 milliards de dollars, en comptant les réserves obligatoires des banques, qui composent la majeure partie de ce montant. Ces réserves obligatoires ne peuvent, en principe, pas être utilisées par la banque centrale.
Quant aux réserves en or, Riad Salamé les estime, dans cette interview, à « 18 milliards » de dollars, alors que les derniers chiffres disponibles, relayés par le Lebanon This Week de Byblos Bank, faisaient état de 15,5 milliards de dollars à fin mars. En décembre, le troisième vice-gouverneur de la BDL, Salim Chahine, avait indiqué que l’inventaire de l’or n’a plus été entrepris depuis « 1996 », ce qui confirme les déclarations des deux cabinets d’audit internationaux Deloitte et Ernst & Young (E&Y), qui indiquaient dans le rapport d’audit de la BDL de 2018 ne pas avoir pu réaliser d’inventaire physique de l’or.
Le juge de paix c'est la confiance et le retour des capitaux. Les mesures hors sujet seront remarquables par leur absence de conséquences positives et il semble bien que celle-ci en soit une
21 h 59, le 14 avril 2021