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Culture - Entretien

Rayyane Tabet, d’une histoire personnelle à une interrogation de l’histoire

La Sharjah Art Foundation accueille jusqu’au 15 juin « Exquisite Corpse »* de l’artiste libanais. Une exposition dérivant de son projet FRAGMENTS et qui continue de se balancer, avec cette poésie particulière qui est la sienne, quelque part entre l’intime et le public, les émotions et l’histoire... Interview.

Rayyane Tabet, d’une histoire personnelle à une interrogation de l’histoire

Rayyane Tabet, « Exquisite Corpse », Sharjah Art Foundation. Photos Shanavas Jamaluddin

L’exposition « Exquisite Corpse » dérive de votre projet FRAGMENTS (démarré en 2016). Elle est, en tout cas, une reconfiguration de ses présentations passées, notamment à Beyrouth chez Sfeir-Semler en 2018. Racontez-nous la genèse et l’évolution de ce projet que vous décrivez comme un parcours…

FRAGMENTS, dont découle aujourd’hui Exquisite Corpse, est une série de travaux en différentes parties, démarrée en 2016 et étalée sur plusieurs années, qui se penche sur des fouilles archéologiques entreprises par l’historien et diplomate allemand Max von Oppenheim à Tell Halaf, dans le nord de la Syrie, au début du XXe siècle. Le projet suit et interroge le destin des objets trouvés à la faveur de ces fouilles et sonde ma relation personnelle avec ces reliques, du fait que j’ai découvert, en 2016, que mon arrière-grand-père Faek Borkhoche avait été nommé (par les autorités du mandat français à Beyrouth) comme secrétaire (drogman) de von Oppenheim afin de recueillir des informations à propos des fouilles.

Ce parcours-là qui sous-tend FRAGMENTS soulève des questions intimes, bien sûr, mais aussi des thématiques autour du sort d’un héritage, de la préservation des artefacts archéologiques, de l’appropriation culturelle, des pratiques muséologiques et des modèles migratoires.


Rayyane Tabet, « Exquisite Corpse », Sharjah Art Foundation. Photos Shanavas Jamaluddin


Était-ce voulu, cette démarche de Work in Progress qui consiste à alimenter ce projet-là au fil du temps ?

À partir du moment où j’ai enclenché ce projet, en 2016, et que je me suis mis à découvrir, à la faveur de mes recherches, de nouvelles informations et des archives dérobées, j’ai très vite compris que ce travail se devait de rester ouvert. D’une part, il y avait à chaque fois des données qui venaient l’alimenter et, d’autre part, en le faisant voyager dans des lieux d’expositions très différents les uns des autres, que ce soit le Carré d’art à Nîmes, le Met à New York ou la galerie Sfeir-Semler à Beyrouth, chacun de ces espaces offrait à mes œuvres un supplément, ou en tous cas une reconfiguration nouvelle. FRAGMENTS s’est construit autour de ces collaborations, notamment celle autour d’« Exquisite Corpse » où j’ai invité les académiciens Omar Dewachi, Uzma Rizvi et Andrea Wallace à offrir leurs lectures de ce projet, et, en fait, d’en réécrire le narratif.

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Pour la première fois, vous introduisez explicitement la figure de votre arrière-grand-père Faek Borkhoche qui a été le catalyseur de ce projet…

Absolument ! Et je lui consacre d’ailleurs l’œuvre Portrait of Faek Borkhoche que j’ai décidé de greffer à ce projet à l’occasion de l’exposition de Sharjah. Avont cela, s’il représentait un outil, un déclencheur du projet FRAGMENTS, je n’avais jamais mis son travail en avont. En 2016, à la faveur d’une visite des archives de la Fondation Max von Oppenheim à Cologne, j’ai découvert son carnet de bord que von Oppenheim avait récupéré après la mission de mon arrière-grand-père. En planchant sur ces documents qui contenaient, d’une part, une sorte de journal de bord et, d’autre part, des interviews et des images de l’époque, je me suis rendu compte que cette base de données permettait en quelque sorte de tracer le portrait de cet homme difficile à cerner. Je dis cela car, mandaté par les Français pour espionner les pratiques de Max von Oppeinheim, Faek Borkhoche était de facto un personnage nimbé de mystère. En présentant ces 230 pages sans aucune hiérarchie, si ce n’est un ordre chronologique, quelque part entre archives personnelles et archives institutionnelles, ce parcours, qui démarre avec le contrat entre Borkhoche et von Oppenheim, et se termine avec la lettre qui m’a été envoyée par la Fondation Max von Oppenheim (en 2016), permet surtout d’interroger la notion de musée encyclopédique, tout en levant le voile sur les nuances du personnage qu’était Borkhoche.


Rayyane Tabet, « Exquisite Corpse », Sharjah Art Foundation. Photos Shanavas Jamaluddin


Est-ce la raison pour laquelle on dit souvent que votre œuvre se situe entre l’intime et le public ?

Je dis souvent que dans ma pratique, j’ai l’habitude d’aborder les émotions à travers une démarche rationnelle. Cela peut sembler contradictoire, certes, mais j’ai besoin de me retrouver dans un projet pour pouvoir le conduire et le développer. C’est ainsi que je démarre d’une histoire personnelle, comme si j’écrivais à la première personne, puis je laisse les rencontres, les lieux d’exposition et l’évolution de mes recherches changer le cours des choses, jusqu’à parfois me perdre, comme si le récit s’écrivait tout d’un coup à la troisième personne. Le ton change et les œuvres d’art ne sont plus vraiment une illustration du parcours, elles deviennent le parcours. C’est sans doute la raison pour laquelle, comme je le disais plus tôt, mon travail est changeant, jamais statique.

Quel impact la pandémie a-t-elle eu sur cet événement et, plus globalement, sur votre démarche pour la préparation, en sachant que généralement, vous accrochez vous-même toutes vos expositions ?

Initialement, cette exposition était censée avoir lieu en juillet 2020. Au moment de la pandémie, lorsque le curateur de la Sharjah Art Foundation, Ryan Inouye, m’a proposé de réfléchir à un show numérique, j’étais un peu hésitant, d’autant que j’ai besoin de ce contact réel, physique, avec les œuvres. Chose que j’ai sans doute héritée de ma formation d’architecte et de sculpteur. Puis je me suis dit qu’il y avait certainement quelque chose à explorer là-dedans. En y pensant, j’ai réalisé que les archives et les documents que j’avais glanés en cinq ans de recherche représentaient à eux seuls un projet à part entière, dans la mesure où ceux-ci ont en quelque sorte décidé du cours de FRAGMENTS. C’est ainsi que m’est venue l’idée de Digital Surrogates (2021), une base de données accessible au public et constituée de documents historiques, de documents de recherche, d’archives et même de coupures de presse dans une gamme de formats qui invite à une exploration relationnelle, plutôt que scénarisée, de l’histoire. L’idée, à travers cette œuvre, était certainement d’explorer des possibilités numériques qui ne faisaient pas partie de mes projets antérieurs, mais aussi d’inviter ces archives et tous ceux qui y ont contribué à devenir partie prenante dans le narratif de mon projet. Jusqu’alors, j’étais le seul « storyteller » de cette histoire. Ici, il y a une décentralisation du récit. C’est dans cette optique que j’ai également voulu faire participer Omar Dewachi, Uzma Rizvi et Andrea Wallace dans une volonté d’interprétation radicale de ce travail. Même les œuvres – qu’étrangement j’ai eu l’impression d’accrocher moi-même tant les émotions avant l’ouverture de l’exposition étaient intactes – prennent ici une nouvelle tournure. Ayant chacune son propre espace, contrairement aux précédentes présentations où elles cohabitaient dans une même pièce, les œuvres exposées racontent chacune sa propre histoire. Elles se détachent, et leurs textures, leurs dimensions, bref, leur portée d’œuvre d’art ressortent comme jamais auparavant.

*Rayyane Tabet : « Exquisite Corpse », jusqu’au 15 juin, galeries 1, 2 et 3, Al Mureijah Art Spaces, Sharjah Art Foundation.

L’exposition « Exquisite Corpse » dérive de votre projet FRAGMENTS (démarré en 2016). Elle est, en tout cas, une reconfiguration de ses présentations passées, notamment à Beyrouth chez Sfeir-Semler en 2018. Racontez-nous la genèse et l’évolution de ce projet que vous décrivez comme un parcours…
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