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Culture - Rencontre

Rana Eid : Beyrouth n’en pouvait plus, elle a implosé

La conceptrice de son a présenté à la Berlinale une composition sonore sur les bruits de sa ville. Une manière d’exorciser tous les démons de Beyrouth et de refléter l’identité urbaine de la capitale.

Rana Eid : Beyrouth n’en pouvait plus, elle a implosé

Rana Eid, une exploratrice des environnements sonores. Photo Élie Kamal

Deux expériences récentes marquent sa participation à la Berlinale 2021. Rana Eid y a présenté une composition sonore et elle fait partie de l’équipe du film Memory Box de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (dont elle a effectué la bande sonore) qui est en compétition officielle.

La conceptrice de son est infatigable. Elle dit avoir des projets plein la tête, mais elle effectue à présent une petite pause. Elle parcourt les villes, les sonde, écoute les voix, les bruits, puis les enregistre, les intériorise et les traduit par la suite à sa manière.

Un parcours sonore…

Elle est née en 1976 dans une ville où les voix des marchands ambulants, des cloches joyeuses des églises et des muezzins qui appelaient à la prière s’imbriquaient pour offrir un paysage auditif haut en couleur. Malheureusement, de cette trame sonore si particulière à Beyrouth, elle n’a pu entendre que le bruit des bombes. « Dans les abris, je me réfugiais dans les voix de mes parents et des êtres chers que j’enregistrais pour les entendre plus tard. » C’est donc cette première expérience dramatique avec le bruit qui va la pousser à faire des études d’audiovisuel à l’Iesav, « bien que j’avais envie d’être réalisatrice, précise-t-elle. Très vite, j’ai été convaincue que l’identité individuelle et collective avait un rapport intime avec le son. Ainsi, dans nos sociétés orientales et particulièrement arabes, on ne s’entend pas, voire on ne s’écoute pas. » Le son devenait pour Rana Eid un acteur à part entière qu’elle pouvait diriger. « En outre, j’ai réalisé que les techniciens de son n’existaient pas vraiment au sens propre dans les vieux films libanais. Ceux qui travaillaient pour de grands réalisateurs comme Maroun Baghdadi ou Ziad Doueiri étaient souvent des Français. Dans leurs bandes sonores, ils ne reflétaient donc pas l’ambiance réelle de Beyrouth. Ainsi, dans West Beirut, que j’aime beaucoup par ailleurs, je déplorais que l’atmosphère n’était pas celle de la ville. Elle était empruntée et ne faisait pas fusion avec l’image. Je voulais donc travailler sur les sons de ma ville et plus tard je me suis mise à travailler sur les sons de toutes les villes. »

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Rana Eid fonde alors « db Studios » en 2006. Elle devient très sollicitée localement et internationalement. Elle sait comment le son peut s’exprimer et comment le faire évoluer. Exigeante, elle élabore un travail peaufiné dans ses moindres aspects. Ainsi, lorsqu’elle travaille sur le film You will die at twenty, le réalisateur Amjad Abou Alala la félicite d’avoir traduit l’identité du Soudan en musique. Pour le récent film All This Victory d’Ahmad Ghossein, la conceptrice du son, après avoir lu le script et discuté avec le réalisateur, s’est accordée avec lui pour savoir dans quelle direction va ce son et ce qu’il exprime.

À chaque ville, un son

Concernant l’œuvre sonore présentée à la Berlinale, elle en raconte la genèse : « Durant la pandémie, il y a eu deux initiatives assez intéressantes, raconte Rana Eid. Il a été demandé à tous les compositeurs de son d’enregistrer les bruits de la ville tels qu’ils leur parviennent. Comme c’est un sujet qui m’interpelle, j’ai participé. Tous les sound designers du monde se sont donc retrouvés avec d’énormes données de son sous la main. Mais qu’allais-je en faire ? Quand à la Berlinale on m’a demandé si j’avais un projet à proposer, j’ai trouvé que c’était l’occasion rêvée de faire cette composition avec Tim Nielsen (San Francisco) et Alastair Sirkett (Royaume-Uni) pour expliquer que les villes existent toujours, même avec le confinement. Elle a été bien sûr réalisée à distance. » Et de poursuivre : « Le son de Beyrouth a beaucoup changé au fil des années. Quand j’étais jeune, le son de Beyrouth en conflit n’était pas celui de la ville durant la guerre de 2006. J’ai découvert que c’est en temps de crise que le son change. En période de guerre, les immeubles criblés de balles étaient à la fois vides de leurs habitants, mais hantés. Actuellement, depuis octobre et après l’explosion, l’acoustique et l’espace ont changé. La réverbération n’est plus la même. »Dans le film Panoptic, qu’elle avait réalisé en 2017, Rana Eid expliquait que le son de la capitale ne s’accordait pas vraiment à son image. « Le son de Beyrouth révélait un totalitarisme souterrain », affirme la jeune femme. « De plus aujourd’hui, après l’explosion du 4 août, le silence n’en est pas vraiment un. C’est un silence chargé, écrit sur les murs. Il semble que les gens crient sous la terre », souligne-t-elle. Pour la conceptrice de son, plus que le fait d’exploser, la ville a implosé, car elle ne pouvait supporter tous ces cris contenus et souterrains. « Si on veut théoriser, car on ne peut rien faire d’autre malheureusement pour l’instant, l’explosion n’est pas due seulement au nitrate d’ammonium ou à un quelconque explosif, mais parce que la ville n’en pouvait plus. D’ailleurs, les maisons situées loin du lieu d’explosion se sont brisées (portes, fenêtres, vitres…) à cause du son. C’est la réflexion de la ville. » C’est dire combien Panoptic a son écho qui retentit jusqu’à aujourd’hui. « Que signifie quand les morts vivants sortent de terre ? Quand on ne peut enterrer nos morts et qu’il y a encore des disparus au port que tout le monde ignore volontairement ?

s’insurge Rana Eid. Ce n’est pas seulement l’État, mais les citoyens qui veulent passer immédiatement à la réaction et non à l’action. Même durant la guerre, nous n’avons pas pu enterrer nos morts et pour que ça aille plus vite, on les mettait sous le label de martyrs. C’est cette réflexion que je veux partager à travers mes compositions. »Et la designer de son de conclure : « La mort devient tellement facile à Beyrouth. C’est ce qui fera la ville hurler et hurler, encore et encore. »

Deux expériences récentes marquent sa participation à la Berlinale 2021. Rana Eid y a présenté une composition sonore et elle fait partie de l’équipe du film Memory Box de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (dont elle a effectué la bande sonore) qui est en compétition officielle. La conceptrice de son est infatigable. Elle dit avoir des projets plein la tête, mais elle effectue à...

commentaires (1)

Les bruits reflètent le train de vie... merci pour le partage. très inspirante, Rana Eid.

lila

07 h 12, le 10 mars 2021

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Commentaires (1)

  • Les bruits reflètent le train de vie... merci pour le partage. très inspirante, Rana Eid.

    lila

    07 h 12, le 10 mars 2021

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