« Nous n’avons plus rien à perdre, parce que nous avons tout perdu. » Tel un leitmotiv, cette phrase était répétée hier par des manifestants en colère qui ont progressivement investi les rues dans plusieurs régions du pays pour protester contre la chute continue de la livre. Celle-ci s’échangeait hier à 10 000 livres pour un dollar sur le marché parallèle. Un record.
De Tyr au Akkar, en passant par Nabatiyé, Saïda, Kfarhim dans le Chouf, Beyrouth, la Békaa, Jbeil, Batroun, Tripoli et le Koura, c’est le même cri de désespoir et d’exaspération qui était lancé contre la classe politique, accusée d’être à l’origine de la crise dans laquelle le pays est plongé depuis plus d’un an et demi. Une classe politique incapable de proposer des solutions.
Hier, plusieurs artères principales ont été ainsi bloquées au cœur de la capitale. À Tarik Jdidé, Kaskas, Verdun, Corniche Mazraa, Béchara el-Khoury, Saïfi et aussi place des Martyrs, où les manifestants de plus en plus nombreux en soirée tambourinaient sur les plaques métalliques qui balisent les chantiers non loin du Sérail. Les slogans de la thaoura étaient repris en chœur : « À bas le régime voyou », « Thaoura, thaoura », « Le peuple veut la chute du régime ».
« Nous n’avons pas d’électricité depuis deux semaines, le dollar est à 10 000 LL, il n’y a pas de travail pour les Libanais. On entre au supermarché avec 100 000 livres et on en ressort endetté de 200 000 », lâche un protestataire furieux sur la voie-express du Ring, coupée à la circulation à l’aide de pneus enflammés. Le jeune homme affirme venir de Khandak el-Ghamik, fief du mouvement Amal. « Nous sommes contre tous. Tous, c’est-à-dire tous », fulmine-t-il, en reprenant le slogan de la révolution du 17 octobre. Mais il se reprend vite : « Tous, à l’exception du estéz (le président de la Chambre Nabih Berry) et du sayyed (le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah). »
« Nous voulons manger, nous voulons vivre », dit-il encore, refusant de donner son nom et son âge. Hier soir, les protestataires, sur le Ring, avaient aussi des mots durs contre le chef de l’État Michel Aoun.
« Nous bloquons la route parce que nous n’avons pas d’électricité, pas d’argent, pas de sécurité », dit de son côté Omar, 18 ans, venu du quartier Aïcha Bakkar. « Ici, tous les protestataires sont chiites et moi je suis sunnite, mais nous sommes solidaires », assure-t-il, avant de préciser qu’il est « contre toute la classe politique à l’exception de cheikh Saad » (Hariri, chef du courant du Futur).
Le spectacle est presque le même au niveau du carrefour dit Chevrolet, dans le quartier de Furn el-Chebback. « Nous n’avons plus d’argent, nos parents ne peuvent plus payer nos frais universitaires », affirme Antoine, 20 ans, étudiant à l’Université Saint-Joseph.
Trop laxistes
À côté de lui, Christiane, 48 ans, enseignante, ne cache pas son ras-le-bol à l’égard de ses compatriotes, trop démobilisés à son goût. Les mots se bousculent dans sa bouche. « J’espère que tout le peuple descendra dans la rue, parce que la situation est devenue insupportable. Il ne saurait y avoir pire que ce qu’on vit actuellement. Nous avons tout perdu. Nous n’avons plus rien et nos jeunes sont en train de partir alors que c’est eux (la classe politique) qui doivent partir. Eux, dont les enfants étudient à l’étranger. Tous : le CPL, les Forces libanaises, Amal, le Hezbollah, le courant du Futur... Tous. Ils se sont moqués de nous pendant des années et continuent de le faire. Quand le peuple va-t-il enfin se réveiller ? » vocifère-t-elle.
À quelques kilomètres de là, à Zouk où la foule ne cesse de grandir, Yasser tire un billet de 100 000 livres de sa poche. « J’ai 50 ans et c’est tout ce que j’ai. » Sa voix est douce, fatiguée. Yasser est venu de Baalbeck pour participer aux mouvements de protestation qui, l’espère-t-il, se poursuivront. « Il faut que le blocage de routes se poursuive », insiste-t-il. Une unité de l’armée se déploie loin des manifestants qui ont fermé les deux voies de l’autoroute. Elle ne reste pas longtemps sur place et se retire vite, laissant les agents des FSI contrôler la situation. Les policiers n’interviennent pas, alors que les protestataires scandent des slogans hostiles au Hezbollah et au chef de l’État. Plusieurs d’entre eux brandissent le drapeau libanais. L’air est irrespirable à cause de la fumée qui se dégage des pneus en flammes. « Je ne suis pas là seulement à cause de la dégringolade de la livre, mais parce que c’est tout le pays qui s’effondre. Je n’arrive plus à payer mes frais d’université », s’énerve Élias, 21 ans. Il est persuadé que le soulèvement populaire n’a pas pris fin.
Pour Fouad, 43 ans, au chômage depuis un an, il est impératif que les Libanais « bougent afin de se débarrasser de la classe politique qui continue de nous ignorer ». « Qu’attend-on encore ? Ils nous ont appauvris, fait exploser, pillés », se déchaîne-t-il, mais il admet que l’épidémie de coronavirus a freiné le mouvement de protestation. « Celui-ci doit reprendre. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous ne devons plus rien craindre », dit-il.
À Chtaura, dans la Békaa, où tôt dans la journée le taux de change avait atteint chez les changeurs de la région près de 10 000 livres pour un dollar, des protestataires ont obligé certains agents de change à fermer boutique sur la place de la localité et l’armée est intervenue pour éviter tout acte de vandalisme. Des habitants de Taalabaya, dans la même région, ont eux bloqué la route principale de la localité pour manifester leur colère contre la dégringolade de la livre et la détérioration des conditions de vie. Toujours dans la Békaa, un groupe de jeunes a coupé la route Rayak-Baalbeck à l’aide de pneus enflammés, ainsi que la route au niveau du rond-point de Zahlé et à l’entrée du village de Nabi Chit.
À Saïda aussi, au Liban-Sud, des manifestants ont bloqué la circulation au niveau de la place Élia, scandant des slogans contre le pouvoir. L’armée est intervenue pour rouvrir le passage. Les protestataires se sont ensuite rendus à la rue des banques, dans le centre de Saïda, et ont fermé de force les bureaux de change, accusant les changeurs d’être des « voleurs ». Les forces de sécurité étaient présentes en nombre sur les lieux. Sur l’autoroute menant au Sud, au niveau de Jiyeh, la route a également été coupée, puis de nouveau à Khaldé en soirée.
Des mouvements de protestation ont été également organisés dans les secteurs sous contrôle du Hezbollah, sur l’ancienne route de l’aéroport au niveau de l’hôpital al-Rassoul el-Aazam, et dans le secteur de la Cité sportive.
LE BORDEL SE DESINTEGRE ET LES PATRONNES SE CRAMPONNENT AVEC LEURS DENTS ET LES GRIFFES DE LEURS MAINS ET LEURS PIEDS. CITOYENS DEGAGEZ-LES TOUS POUR REBATIR VOTRE PAYS. POINT DE SOLUTION DE SALUT AVEC CES CLIQUES MAFIEUSES.
18 h 54, le 03 mars 2021