Les nombreuses crises que traverse le pays depuis un an et demi – économique, sanitaire, bancaire, monétaire –, et notamment marquées par une dépréciation spectaculaire de la livre libanaise de l’ordre de 84,77 %, n’ont pas fini de provoquer des dégâts sur le plan socio-économique. C’est ce que l’on peut conclure des nombreuses études publiées par l’institut de recherches libanais, Information internationale, au courant du mois, basées sur des données essentiellement publiques.
Tout d’abord, le centre de recherches a montré que le salaire minimum, fixé à 675 000 livres, soit 450 dollars au taux officiel de 1 507,5 livres, n’équivaut plus qu’à 72 dollars, en prenant donc en compte un taux de change de 9 375 livres pour un dollar (selon nos calculs), soit une baisse d’environ 84 % de sa valeur selon leurs calculs. Une dégringolade qui place le Liban dans la catégorie des pays à faible revenu, au même niveau que l’Afghanistan (67 dollars) ou le Sri Lanka (62 dollars).
Résultat, le Liban se classe alors, selon la comparaison d’Information internationale qui n’a retenu que 37 pays, bien derrière l’Iran (360 dollars) frappé par les sanctions économiques internationales, les Philippines (237 dollars), le Kenya (207 dollars), la Chine (162 dollars), l’Inde (148 dollars), le Pakistan (130 dollars), la Tunisie (125 dollars), l’Égypte (115 dollars) et le Bangladesh (95 dollars). Une situation qui ne devrait pas s’améliorer à court terme, le taux de change se rapprochant dangereusement du seuil des 10 000 livres libanaises pour un dollar.
La majorité des salaires impactés
Toujours selon Information internationale, un sort identique attend l’ensemble des employés dans les institutions publiques. Les fonctionnaires des catégories les moins rémunérées gagnaient par exemple l’équivalent de 1 720 et 633 dollars respectivement depuis le relèvement de la grille des salaires voté en 2017 – des montants calculés en fonction de la parité officielle. Avec un taux de change à plus de 9 375 LL pour un dollar, ces salaires ne valent plus que 275 et 101 dollars.
Quant au secteur privé, hors salaire minimum, les calculs sont plus difficiles à faire, compte tenu de la multiplicité des profils de rémunération et des particularités propres à chaque filière. L’institut de recherches fournit toutefois quelques éléments de réponse en estimant par exemple que près de 5 % des entreprises rémunèrent leurs employés en dollars « frais », en opposition aux « dollars libanais » qui désignent ceux issus des comptes en devises sur lesquels s’appliquent depuis la fin de l’été 2019 des restrictions sur les retraits et les transferts vers l’étranger. Ces dollars frais, qui s’échangent donc au taux en vigueur sur le marché parallèle, limitent pour l’heure l’impact de la dévaluation sur les salaires de ces employés du privé.
D’autres sociétés choisissent de scinder les salaires en deux parties en versant une partie en dollars et une autre en livres, certaines paient en dollars libanais, au taux de 3 900 livres (circulaire n° 151 d’avril 2020, renouvelée par la n° 572 d’octobre 2020). À ceux-là, s’ajoutent les employés qui ne sont payés que des demi-salaires ou encore ceux qui n’ont pas perçu de salaire du tout durant les périodes de confinement décrétées depuis le début de la pandémie de coronavirus. Selon Information internationale, les salaires des secteurs commerciaux et industriels oscillent entre 1 et 2,5 millions de livres, soit entre 666 et 1 666 dollars au taux officiel, qui ne valent plus que 106 et 266 dollars en fonction du taux parallèle. L’institut rappelle en outre que les employés du secteur bancaire restent les mieux rémunérés, la moyenne de leurs salaires oscillant autour de 3,4 millions de livres soit 2 266 dollars au taux officiel et 361 dollars actuellement. Cette estimation pourrait cependant être faussée par le fait que la plupart des établissements du pays rémunèrent leurs employés en dollars libanais, comme nous l’a indiqué une source proche du secteur. En novembre 2020, Bank Audi avait indiqué dans son rapport trimestriel sur le Liban que le secteur bancaire devait réduire le nombre de ses agences de 30 à 40 % dans le cadre d’une vaste restructuration qui s’annonce. Ce qui laisse présager que nombre d’employés de banque se retrouveraient sans emploi.
Cette baisse drastique du niveau des rémunérations a eu des effets néfastes sur la société libanaise, qui a vu son pouvoir d’achat diminuer alors que le taux d’inflation annuel a atteint 84,9 % en 2020 contre 2,9 % en 2019, selon l’Administration centrale de la statistique (ACS). Plus de la moitié de la population (55 %) vivait déjà sous le seuil de pauvreté en mai 2020, soit avant la double explosion meurtrière au port de Beyrouth le 4 août 2020, dans laquelle 300 000 personnes ont perdu leur logement.
Émigration
Mais ce ne sont pas les seules répercussions socio-économiques à déplorer. Toujours selon l’institut, qui s’est cette fois basé sur les chiffres publiés par les Forces de sécurité intérieure, les vols ont augmenté de 57,4 % en moyenne en 2020 (1 610 en 2019 contre 2 534 en 2020). Les meurtres, eux, ont connu une hausse de 91 % en glissement annuel (109 en 2019 contre 208 en 2020) et les suicides de 13,4 %. Seul chiffre positif au tableau : la baisse des accidents de la route de 25,6 %, grâce au confinement, mais une comparaison de leur nombre entre décembre 2020 et le dernier mois de l’année 2019 trahit malheureusement une augmentation de 90 %, en raison de faibles restrictions durant ce mois de fêtes. Autres indicateurs inquiétants : le taux de mariage a diminué de 13,5 % en 2020 en glissement annuel et de 17,9 % comparé à la moyenne annuelle de la période allant de 2015 à 2019. Le nombre de naissances a également chuté de 14,5 % comparé à 2019 et de 16,2 % comparé à la moyenne de la période étudiée. Finalement, le taux de mortalité a augmenté de 8,7 % par rapport à 2019 et de 13,8 % comparé à la moyenne de 2015 à 2019.
Les multiples crises ont enfin eu un effet de levier sur l’émigration des Libanais, un phénomène déjà important en temps normal, même si cette tendance a, dans un premier temps, été contenue par la pandémie de coronavirus, de nombreux pays ayant fermé leurs frontières et leurs aéroports. Selon les chiffres fournis par la Middle East Airlines et le ministère du Travail, le nombre net de personnes qui ont quitté le pays a diminué de 73,5 % en 2020 en glissement annuel (66 806 personnes en 2019 contre 17 721 l’année passée), alors que ce chiffre était en constante progression depuis 2017. Un repli appuyé par le nombre important de Libanais rentrés au pays sur les 7 premiers mois (27 207) de 2020. Information internationale remarque toutefois que le nombre de Libanais quittant le pays a augmenté après la double explosion du 4 août, avec 44 928 personnes qui ont quitté le pays durant les 4 derniers mois de l’année.Les Libanais ne sont pas les seuls à vouloir s’enfuir vers de meilleurs cieux. Les employés de maison travaillant au Liban pour nourrir leurs familles restées dans leur pays d’origine ont également été impactés, notamment par les restrictions bancaires et la difficulté de transférer des devises vers l’étranger. La baisse du pouvoir d’achat des Libanais avait accentué ce phénomène, ceux-ci ne pouvant plus payer leurs employés de maison. Certains les avaient même abandonnés devant leurs ambassades, sans ressources ni billet retour, poussant ces ressortissants étrangers à dormir dans la rue durant plusieurs jours. Ainsi, 48 177 travailleurs étrangers ont quitté le Liban, leur nombre ayant donc diminué de près de 83 % en glissement annuel (passant de 57 957 personnes en 2019 à 9 780 en 2020). Le nombre de ressortissants bangladais a par exemple diminué de 85,3 %, de Philippins de 86,3 % et d’Égyptiens de 79,2 %. D’après l’étude présentée par Information internationale, le salaire minimum dans leur pays d’origine est à présent supérieur à celui du Liban.
À 10’000LL/$, la livre a perdu 85% de sa valeur soit (10’000-1’500)/10’000. De plus, les 675’000LL du salaire minimum deviennent 67.5$. Yesss! On vient de rattraper l’Afghanistan. Encore un petit effort et on dépassera le Sri Lanka. Vive le Liban Fort! Ça veut aussi dire que les employées de maison qui sont restées et qui continueraient à toucher leurs salaires en dollars, reçoivent à présent 4 ou 5 millions de LL par mois, c’est à dire autant qu’un député (sans les allocation ni les "commissions" bien sûr). Mais au moins elles servent à quelque chose...
07 h 59, le 03 mars 2021