Devant des milliers de manifestants venus à Bkerké soutenir ses appels pour la neutralité du Liban et la tenue d'une conférence internationale pour un règlement de la crise, le patriarche maronite, Mgr Béchara Raï, a prononcé samedi un discours virulent à l'encontre de ceux qui "paralysent les institutions" du pays, appelant à la "libération de l'État", maintenant que "le territoire a été libéré".
Le patriarche a prononcé ce long discours rempli de messages politiques malgré les critiques lancées ces derniers jours à son encontre pour ses propositions de sortie de crise, notamment par le Hezbollah et des dignitaires chiites comme le mufti jaafarite Ahmad Kabalan. Le patriarche a ainsi répondu aux critiques du parti chiite, qui a rejeté toute "internationalisation" de la résolution de la crise libanaise, l'assimilant à une "déclaration de guerre" et une atteinte à la souveraineté du pays. L'objectif de cette conférence internationale n'est pas "le déploiement de soldats et de militaires, ni une atteinte au pouvoir décisionnel libanais", a ainsi lancé le dignitaire maronite, insistant sur l'importance de cette initiative pour sortir le pays du faisceau de crises qu'il traverse et sur sa volonté de donner au concept de la neutralité de l'État un "caractère constitutionnel".
Cette escalade verbale du patriarche intervient malgré des médiations menées dernièrement par le Courant patriotique libre (CPL, aouniste), allié du Hezbollah, et le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, afin de rapprocher les points de vue. Le CPL, dont une délégation avait rendu visite au patriarche jeudi, n'avait en effet, contrairement à d'autres partis comme le Parti socialiste progressiste du leader druze Walid Joumblatt, ou les Forces libanaises du maronite Samir Geagea, que faiblement appuyé l'appel du patriarche à une conférence internationale, disant privilégier le dialogue interne.
Parmi les milliers de manifestants venus samedi afficher leur soutien au patriarche, se trouvaient notamment des partisans des Forces libanaises, présents en grand nombre et arborant fièrement le drapeau de leur parti, ainsi qu'une représentation, plus timide, des Kataëb, avec notamment la présence de Youmna Gemayel, fille de l'ancien président Bachir Gemayel, assassiné en 1982.
"Coup d'État"
"Vive le Liban, uni et unifié, activement et positivement neutre, souverain et indépendant, libre et fort, prônant la coexistence et la tolérance", a déclaré Béchara Raï, régulièrement interrompu par des slogans comme "Révolution ! Révolution !", "Iran dehors !" ou "Hezbollah terroriste !".
"Vous qui êtes venus de tout le Liban, de tous âges, malgré les dangers du coronavirus, pour soutenir deux propositions, celle de la neutralité et celle d'une conférence internationale pour le Liban sous les auspices de l'ONU, vous êtes venus demander le salut du Liban", a-t-il lancé. Il a estimé que "le non respect de la neutralité est la cause unique de toutes les crises et guerres que le pays a traversées". "A chaque fois que le Liban a suivi un axe régional ou international, le peuple s'est divisé et les guerres se sont déclenchées", a poursuivi le prélat, appelant à donner au concept de neutralité un "caractère constitutionnel".
Critiquant les responsables politiques qui "n'ont même pas eu l'audace de s'asseoir à une même table pour régler les problèmes actuels", il a déploré que le Liban soit actuellement confronté à "un coup d'État en bonne et due forme, contre son peuple et contre le pacte national de 1989". Mgr Raï a encore souligné que la conférence internationale à laquelle il appelle vise à "affirmer la stabilité et l'identité du Liban, la souveraineté de ses frontières, et son attachement à la liberté, à l'égalité et sa neutralité".
"Nous voulons appliquer toutes les décisions qui n'ont pas pu l'être avant, afin que le Liban puisse imposer sa légitimité sur l'ensemble de son territoire, sans partenaire quelconque. Nous voulons soutenir l'armée libanaise, qui est la seule à même de défendre le Liban. Nous voulons un plan rapide contre l'implantation des Palestiniens et pour le retour des déplacés syriens", a-t-il lancé, précisant qu'il n'attend pas de cette conférence "le déploiement de soldats et de militaires, ni une atteinte au pouvoir décisionnel libanais".
"Ne vous taisez pas contre les armes illégales"
Et Béchara Raï d'estimer qu'il "n'existe pas d'État avec deux pouvoirs en son sein, ni avec deux armées ou deux peuples", ajoutant que la solution qu'il propose vise "l'ensemble des Libanais et non une partie".
"Je comprends votre colère et votre révolution. Ne vous taisez pas face à la pluralité des allégeances, face à la corruption, face aux violations aériennes, à l'échec de la classe politique, aux mauvais choix, à l'alignement, à la dilapidation de votre argent, au désordre dans l'enquête sur l'explosion du port, à la politisation de la Justice, aux armes illégales et non libanaises, à la détention des innocents et la libération des coupables. Ne vous taisez pas face à l'implantation des Palestiniens et l'intégration des déplacés syriens, face au coup d'État, à la non-formation d'un gouvernement, à la confiscation de la décision et l'absence de réformes", a-t-il encore martelé à l'adresse de la la foule. "Nous avons libéré le territoire, libérons maintenant l'État de tous ceux qui paralysent ses institutions", a lancé le patriarche maronite.
A l'initiative de ce rassemblement, se trouve un groupe indépendant de femmes impliquées dans la contestation populaire sous le slogan "La thaoura est femme", qui a voulu montrer son soutien au patriarche Raï. Les convois étaient partis notamment de Jal el-Dib, localité côtière au nord de Beyrouth, et l'afflux des milliers de contestataires a provoqué des embouteillages importants sur la route de Ghazir, menant à Bkerké. La foule s'est rassemblée malgré le couvre-feu total normalement imposé pour lutter contre la pandémie de coronavirus, et qui nécessite que chaque personne souhaitant se déplacer, et qui ne travaille pas dans un secteur exempté, se munisse d'une autorisation de sortie.
"Neutralité, souveraineté, stabilité"
Les personnes présentes brandissaient notamment des portraits du patriarche et de son prédécesseur, Nasrallah Boutros Sfeir. "Neutralité, souveraineté, stabilité", pouvait-on également lire sur une banderole géante installée sur la façade de la basilique bordant le patriarcat, tandis que certains tenaient des portraits de victimes de la double explosion du port de Beyrouth. Des personnalités de plusieurs religions étaient présentes, notamment des cheikhs sunnites, chiites et druzes.
"Historiquement, Bkerké lutte pour la nation", affirme Joseph Chaaya à notre journaliste sur place, Zeina Antonios. "Aujourd'hui, nous sommes soumis à une occupation et le patriarcat veut nous en libérer", ajoute le jeune homme originaire de Damour, qui arbore une croix des FL sur son torse. De son côté, Mounir, la quarantaine, indique être là pour soutenir la position "nationale et non-religieuse" du patriarche. L'homme, originaire de la région de la Montagne, estime que le patriarche a pris cette position "parce qu'aucun responsable politique n'était prêt à le faire".
"Protéger le pays"
Avant le rassemblement, le bureau politique du CPL avait insisté, dans un communiqué, sur "l'ouverture du parti à toute proposition du patriarche Raï basée sur un effort commun et sincère de protéger le Liban et de parvenir à une entente nationale afin d'éviter au pays toute crise supplémentaire". Le CPL avait encore affirmé son refus d'impliquer le Liban dans la politique des axes, soulignant son désir de "protéger le pays de tout conflit qui n'est pas lié à l'intérêt du Liban, en mettant l'accent sur l'engagement dans la lutte contre Israël".
De son côté, Samir Geagea, le chef des FL, rival politique chrétien du CPL, avait affiché dans la journée une nouvelle fois sa solidarité avec l'initiative du patriarche puisqu'elle "vise à débloquer les aides internationales et est en faveur des institutions étatiques à l'heure où ceux qui les dirigent les paralysent". Il avait encore critiqué, dans un discours, le Hezbollah et le fait que ce dernier s'oppose à la demande de Mgr Raï en arguant qu'elle enfreint la souveraineté du pays. "Ceux qui ont le plus sapé la souveraineté du Liban se soucient subitement de cette souveraineté ?", a-t-il ironisé.
"Je me tiens toujours aux côtés du patriarche et soutiens ses efforts pour trouver une solution pacifique à la crise libanaise actuelle. Aujourd'hui plus que jamais, nous devons soutenir les initiatives visant à exprimer une neutralité efficace, fédérant l'ensemble des Libanais dans le but de sauver le Liban", a écrit pour sa part sur Twitter l'homme d'affaires influent Baha' Hariri, frère et opposant politique du Premier ministre désigné Saad Hariri.
Le patriarche pose clairement le problème principal du Liban: l’allégeance des armes du Hezbollah à l’Iran. Ce n’est certainement pas un problème libano-libanais. Les anciens du 14 mars ont tendu la main au Hezbollah pour gérer les armes en interne, mais ça n’a jamais marché... Aoun a certainement essayé, mais il a les mains et les pieds liés, grâce à son gendre qui a bien magouillé (Sinon les US ne l’auraient jamais sanctionné). Le patriarche a parfaitement compris que le problème est international. C’est le moment d’agir, les libanais libres devraient soutenir l’initiative du patriarche, sinon le Liban risque d’être abandonné lors des négociations avec l’Iran...
11 h 42, le 28 février 2021