Haret Hreik. Dans une des nombreuses rues étroites, des hommes âgés d’une soixantaine d’années discutent autour d’un café. L’assassinat, le 4 février dernier au Liban-Sud, de Lokman Slim, activiste et opposant notoire au Hezbollah, ne semble pas avoir perturbé la vie du quartier. « Nous n’avions jamais entendu parler de lui, c’est vous (les médias, NDLR) qui lui avez donné de l’importance », assure le gérant du café, Abou Hussein, 75 ans, avec sa voix grave, debout au centre du groupe. L’intellectuel chiite, atteint de cinq balles, vivait pourtant à quelques mètres de là, dans sa demeure familiale, dans laquelle il avait fondé Dar al-Jadeed, une maison d’édition, et Umam, une association de recherche et de documentation visant à réconcilier les mémoires libanaises.
« De qui tu parles ? », lance un des hommes assis. « Celui qui vit au coin », explique le gérant tout en pointant du doigt la villa des Slim. « Lek, c’est qui Lokman Slim », se moque Ali, qui mène la discussion et fait semblant de ne pas savoir de qui il s’agit. « Mohsen Slim, c’est son père, non ? Celui qui a accueilli les Israéliens chez lui en 1982. Si, si, c’est lui », poursuit Ali. « Eux (en référence aux Slim), ce sont des voyous. Ils ont porté plainte contre la mosquée à côté car l’appel à la prière du matin les dérangeait », ajoute Ali, d’un ton moqueur, comme pour mieux afficher tout le mépris que lui inspire cette famille.
Malgré la mainmise du Hezbollah sur la banlieue sud, les Slim n’ont jamais voulu quitter leur quartier et ont mis un point d’honneur à préserver en son cœur un lieu d’ouverture et de culture, qui contraste avec le chaos urbain qui les entoure. Ce mode de vie, autant que les prises de position de l’écrivain, qui considérait le parti chiite comme le bras armé de Téhéran, ne passent pas auprès d’un public largement acquis au Hezbollah et qui regarde avec suspicion tout comportement déviant de la ligne imposée par le parti. Ici, Lokman Slim était accusé d’être un « chiite des ambassades », terme utilisé par les médias proches du Hezbollah pour décrédibiliser les opposants du parti. « C’était un agent, un petit, certes, mais un agent. Ils discutaient avec Israël, lui et son père », répète Ali. Pour les partisans du parti de Dieu, cela ne fait aucun doute : Lokman Slim était un agent israélien et ce sont ces mêmes Israéliens qui l’ont éliminé près de Touffahta, à Zahrani, au Liban-Sud, une région pourtant totalement dominée par le Hezbollah. Pourquoi ? Pour provoquer une « fitna » au sein de la communité chiite et plus généralement de la population libanaise. « Demande aux potes de Lokman pourquoi ils nous ont mis le dollar à 9 000 livres libanaises… C’est lui et ceux qui sont derrière lui qui nous affament pour qu’on ne soutienne plus la résistance », ajoute-t-il, convaincu que la crise économique qui frappe le pays est la résultante d’un plan américano-sioniste pour mettre le parti chiite à genoux, plutôt que de décennies de mauvaise gestion et de corruption locales. Le Liban a connu une décennie d’assassinats politiques entre 2005 et 2013 visant à chaque fois des opposants à l’axe irano-syrien. Mais les partisans du 8 Mars y ont toujours vu la main de « l’ennemi sioniste ». « Si le Hezb voulait le tuer, il l’aurait fait depuis longtemps », assure Abou Hussein. « C’est la preuve qu’il est démocrate… À sa place, je les aurai chassés d’ici. Quelqu’un laisse son ennemi chez lui ? » Lokman Slim avait été menacé de mort à plusieurs reprises. « Je fais assumer à Hassan Nasrallah et Nabih Berry l’entière responsabilité de ce qui pourrait m’arriver », avait-il prévenu en décembre 2019.
« Le Hezb couvre les corrompus »
Tout en expliquant avec sérieux pourquoi Israël a assassiné son propre agent, un opposant politique inconnu selon leurs dires au sein même de son quartier, le groupe d’hommes liste néanmoins toutes les raisons pour lesquelles le Hezbollah aurait de toute façon dû l’éliminer. « Il aurait dû mourir. Mais nous ne tuons pas », dit Ali. Mais lorsque les questions s’enchaînent, la version évolue. « Sa mort est liée à des histoires personnelles de femmes, des trucs de ce genre quoi… », poursuit-il, sourire aux lèvres, avant d’affirmer, sans transition, que l’écrivain, atteint de plusieurs balles dans la tête et une dans le dos, « s’est suicidé ». Ses camarades s’esclaffent à chacune de ses sorties. Ali semble jubiler. « Tu sais pourquoi on passe par là ? Pour cracher sur sa maison et sur eux. »
Les accusations de collaboration avec l’ennemi, les références à de pseudo affaires personnelles scabreuses et enfin, le suicide, sont les éléments classiques de la rhétorique utilisée pour diffamer et décrédibiliser les opposants au Hezbollah.
Partout dans la banlieue sud, où les affiches à l’image de Kassem Soleimani viennent s’ajouter aux flots de drapeaux d’Amal et du Hezbollah, c’est presque le même discours. Mais cette fausse indifférence mêlée à un profond cynisme ne peut suffire à raconter l’ambiance qui règne actuellement dans la banlieue sud de Beyrouth, où émergent de plus en plus de voix critiques, y compris parmi les soutiens traditionnels du Hezbollah. Sont reprochées au parti son alliance avec Amal, considéré comme une formation corrompue, ou encore son implication en Syrie. « Bien sûr que le Sayyed (Nasrallah) peut se tromper. Il n’aurait pas dû critiquer l’Arabie saoudite et envoyer des combattants en Syrie », dit Abo Hamza, la cinquantaine, assis sur une chaise en plastique devant une épicerie de Hareit Hreik. « Même si le Hezb n’a pas volé, il couvre les corrompus », dénonce Hassan*, à quelques mètres des locaux d’Amal à Mreijeh.
« Rappelez-moi votre nom et pour qui vous travaillez ? »
À Jamous, trois jeunes hommes d’une vingtaine d’années, originaires du Liban-Sud, boivent un café devant un magasin fermé. Ils parlent politique. L’un d’entre eux est partisan du Hezbollah, les deux autres y sont opposés. « Moi, je suis avec la résistance mais pas avec le Hezbollah », souligne Bilal, la vingtaine, tout en se tenant debout près de son ami Hussein, assis sur une chaise en plastique. « Toi, tu bois les paroles du Sayyed », se moque Bilal en tenant l’épaule de Hussein. « Je soutiens la résistance mais je suis contre le Hezb en politique. Il couvre la corruption », rétorque Hussein, qui affirme qu’il ne votera pas pour eux lors des prochaines élections. « Ils sont nuls en politique et aident uniquement les leurs », dit-il encore. « Je suis la personne qui déteste le plus le Hezbollah. Mais faites attention, ce genre de sujet sensible ne s’ouvre pas avec tout le monde », explique Bilal. « Dans les cafés, entre potes, on peut tout dire, il n'y a pas de problème. Mais seulement si tu viens d’ici. ».
De fait, un peu plus loin, un homme, entouré de deux jeunes garçons, s’énerve au bout de quelques questions : « Vous avez demandé une autorisation avant de venir ici ? Rappelez-moi votre nom et pour qui vous travaillez ? » « Regarde, tu vois ces deux voitures, c’est le Hezbollah », explique Mohammad, étudiant de 23 ans, en conduisant. « Parfois, nous pouvons voir, juste après un point de contrôle de l’armée libanaise, une vingtaine de mètres plus loin, celui du Hezbollah. C’est une façon de dire aux habitants que l’État ne peut pas les protéger. Que seul le Hezb peut assurer leur sécurité. » L’assassinat de Lokman Slim a été interprété par les opposants au Hezbollah comme un message adressé à la communauté chiite, afin de faire taire les voix dissidentes. « Il est vrai qu’on peut avoir peur de donner son avis. Je ne suis personne, je suis une cible facile », dit Mohammad. « La censure est sur tous les fronts. Même sur les réseaux sociaux, ils ont leur propre milice qui signale les publications contre le Hezbollah pour les faire disparaître. » Le jeune homme ne pense pas que les États-Unis ou Israël soient derrière le meurtre de Lokman Slim. « Il n’est pas populaire, il n’y a pas de raison. De toute façon, si c’était vrai, ce serait encore pire : cela voudrait dire que le Mossad ou la CIA peuvent s’infiltrer et tuer sur le territoire du Hezbollah, et ça prouve leur incapacité à protéger leur communauté. »
*Le prénom a été modifié.
RQ : cet article a été modifié le 26/02/2021, pour qu’il n’y ait pas de doute possible quant à la nature diffamatoire des propos lancés contre Lokman Slim en début d’article.
commentaires (20)
Je ne comprends vraiment pas le but de ce papier ! Discréditer Lokman Slim ? Le condamner après lui avoir brisé le crâne de 5 balles ? Faire de lui un inconnu ? Dire qu’il était dangereux ? Qu’il représentait un danger pour le Hezbollah ? Lokman Slim était un homme de lettre et de culture, ce qu’on appelait un honnête homme au XVIe siècle. Un homme libre qui est mort pour des idées. Paix à son âme et que son courage soit un exemple pour les lâches qui l’ont assassiné et pour tous ceux qui n’osent pas.
Chaden Maalouf Najjar
23 h 29, le 25 février 2021