Écrivain, réalisateur, amoureux de la langue arabe et ouvert sur l’Occident, Lokman Slim faisait partie de cette catégorie d’hommes et de femmes libres, polyglottes et éclectiques, désormais en voie de disparition au Liban. Des gens profondément imprégnés de la culture levantine et de ce qu’elle implique en termes d’ouverture d’esprit qui ne pouvaient se résigner à accepter l’ordre milicien imposé par le Hezbollah. Ce que Lokman Slim disait tout haut, sans retenue mais toujours avec élégance, tout son entourage le pensait mais sans oser l’exprimer avec autant d’audace. Ce penseur polyvalent, retrouvé mort hier matin au Liban-Sud, était l’un de ces rares activistes qui pensaient la liberté, la prêchaient et la vivaient sous toutes ses coutures.
Opposant notoire au Hezbollah, Lokman Slim ne mâchait jamais ses mots pour dénoncer la mainmise de ce qu’il considérait être une milice téléguidée depuis Téhéran. Il allait à contre-courant de la majorité de ses concitoyens chiites et déconstruisait inlassablement toute la rhétorique de la résistance.
L’homme ne s’est jamais laissé intimider et ne reculait devant rien, en dépit des menaces qu’il recevait à intervalles réguliers. Sa méthode : défier publiquement ses pourfendeurs en recourant à l’arme de la persuasion et de la dialectique avec un sang-froid désarmant. « Il avait cette voix monocorde que rien ne pouvait perturber. Dès que le débat s’enflammait, le ton de sa voix montait crescendo avec retenue, telle une symphonie classique », témoigne Chaden Maalouf, une de ses amies. Son flegme tranchait pourtant avec son penchant révolutionnaire et son style provocateur. Pour de nombreux observateurs, Lokman Slim était un radical dans son opposition et un jusqu’au-boutiste que rien ne pouvait arrêter. « Ils lui ont planté cinq balles dans la tête mais cela ne suffit pas pour tuer sa pensée », commente une collègue de Lokman, qui a souhaité garder l’anonymat.
« Allez chercher du côté d’Amal ou du Hezbollah »
L’activiste savait qu’il était une cible potentielle mais n’a jamais cru que ses assassins joindraient un jour l’acte à la parole. Il était convaincu que tout crime le visant porterait indubitablement la signature flagrante de ses auteurs, tant sa contestation du Hezbollah était explicite et transparente. Jusque-là, l’intellectuel avait plus peur de l’ostracisme social que des assassinats politiques. Dans le sillage de la révolte du 17 octobre, et alors que le centre-ville de Beyrouth s’était transformé en un espace de libre débat pour repenser le Liban de demain, une tente qui regroupait les professeurs de l’AUB, où avait lieu un débat en présence de Lokman Slim sur la normalisation avec Israël, avait été incendiée. Un message fort pour quiconque tente de s’aventurer sur ce terrain sensible.
Ce jour-là, Lokman Slim avait averti ses détracteurs : « S’il m’arrive quelque chose, allez chercher du côté d’Amal ou du Hezbollah. » L’ironie de l’histoire – ou peut être est-ce un timing bien choisi ? – a voulu qu’il soit assassiné le 4 février, soit exactement six mois après l’explosion au port de Beyrouth. Un drame que Lokman Slim a directement imputé à la Syrie et au Hezbollah lors de son dernier entretien télévisé à la chaîne saoudienne al-Hadath.
Accusé par ses adversaires de faire partie de ces « intellectuels des ambassades », voire d’agent à la solde de l’Occident, Lokman Slim n’a jamais caché ses relations avec de nombreux diplomates. Il entretenait des liens privilégiés avec plusieurs responsables américains, dont l’ancien secrétaire d’État adjoint pour le Proche-Orient David Schenker, partisan d’une ligne dure contre le Hezbollah. « C’était un homme courageux, un chiite fier de son héritage qui n’a jamais voulu accepter l’hégémonie du Hezbollah. Un vrai patriote libanais qui a toujours refusé la domination de n’importe quel pays et qui défendait farouchement les principes promus par l’Occident : la liberté d’expression et de croyance et l’égalité des citoyens », déclare David Schenker à L’Orient-Le Jour.
S’il est aujourd’hui résumé à cela, Lokman Slim était toutefois bien plus qu’un simple critique du parti chiite. C’est notamment par le biais de son ONG, Hayya Bina, fondée en 2005 qu’il a œuvré à promouvoir les libertés civiles et l’engagement citoyen dans un pays où tout était à refaire. Laïc convaincu, cet ancien étudiant de philosophie à Paris était critique de toute la classe politique et s’est longtemps battu contre le confessionnalisme et ses multiples démons.
« Il reconstituait le passé comme un puzzle »
Né en 1962 dans une famille de la bourgeoisie chiite, communautairement mixte – son père Mohsen Slim, était député chiite et sa mère, Salma Merchak, une chrétienne d’origine égyptienne –, l’enfant a grandi dans une superbe villa entourée d’un grand jardin située au cœur même de la banlieue sud. C’est à partir de là qu’il a orchestré son mouvement de contestation de l’ordre établi, dans le fief même de ses adversaires politiques. Il a toujours refusé de quitter les lieux. Car c’est là où étaient engrangés ses souvenirs d’enfance de la « belle époque », comme le souligne une de ses amies, qui a souhaité garder l’anonymat. Comprendre : avant que le Hezbollah n’élise domicile à Haret Hreik et ne transforme la banlieue sud en un énorme bunker quadrillé. C’est dans cette demeure historique où il résidait qu’il a voulu consigner la mémoire de sa famille mais aussi la « mémoire du pays ». Dans cette optique est né le projet Umam (Centre de documentation et de recherche) qu’il fonde conjointement avec son épouse, Monika Borgmann, une Allemande arabophone, qui partage la même passion pour les archives. C’est l’enfant qu’il n’a jamais eu, d’après lui. Objectif : (re)constituer une documentation solide sur l’histoire du Liban mais aussi sur la guerre civile, afin de surmonter la volonté d’amnésie de l’État et de permettre le devoir de mémoire.
« Il reconstituait le passé comme un puzzle », commente une de ses collègues, qui préfère garder l’anonymat. Il fallait ressusciter la mémoire piétinée pour transcender les blessures et la violence qui a déchiré le pays et qui continue de le faire.
Le Hangar, un centre d’exposition relevant d’Umam, est devenu une plate-forme de culture qui attire des gens de tous bords : « C’est une oasis culturelle où l’on se rend pour débattre de la politique du pays, voir une exposition et boire un cognac », confie une amie d’enfance de Lokman.
Le couple a effectué un travail de fourmi pour localiser, acquérir et collecter toute bribe d’information, tout document qui pouvait enrichir leurs archives. « Lokman était à l’affût du moindre bout de papier jusqu’au plus petit atome susceptible de le renseigner sur l’histoire et la mémoire du pays », confie une chercheuse à Umam. Elle raconte comment il se jetait sur les bennes à ordures pour en acheter la totalité du contenu, dès qu’il apprenait qu’un vieux bâtiment devait être vidé. C’était le cas au moment de la fermeture du Carlton – l’un des plus prestigieux hôtels de Beyrouth des années 70 – ou encore pour celle des Studios de Baalbeck, une maison de production et de cinéma des années 60. « Il payait grassement pour récupérer tout le contenu, pour pouvoir trouver ce livre perdu ou ce papier qui allait lui fournir la moindre indication », confie sa collègue.
Celui qui avait monté plus jeune une maison d’édition, Dar al-Jadeed, pour encourager de jeunes auteurs aux idées novatrices, a produit récemment avec sa femme deux documentaires très engagés : Massacres (Slaughter), sur les horreurs de Sabra et Chatila en 1982, et Tadmor, un témoignage poignant sur la torture dans les prisons syriennes. Dans la demeure familiale des Slim, dans la banlieue sud de Beyrouth, sa sœur Rasha résumait le courage du personnage hier devant la presse : « Je lui disais : “Tu n’as pas peur des menaces ? Nous sommes des gens pacifiques, nous n’avons que nos livres comme armes”. Et il répondait : “Je n’ai pas peur de la mort.” »
« Lokman était à l’affût du moindre bout de papier jusqu’au plus petit atome susceptible de le renseigner sur l’histoire et la mémoire du pays ».... Gloire à toi Lokman, martyr du Liban Patrie mais surtout idée et idéal! Dans ce marasme moyen oriental, où assassinats et haine dominent, le Liban fut construit par les valeureux Père de cette patrie et qui, au-delà de leurs affiliations religieuses, ont combattu tout les symboles d'arriérisme qui gangrènisaient, et continue à le faire, notre région! Tu rejoins la caravane de martyrs de cette Patrie et ta voix s'ajoute à toutes celles des autres héros de ce pays face à ceux qui ne comprendront jamais ce qu'ils essaient de détruire! ...
15 h 27, le 05 février 2021