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Des oiseaux clabaudeurs

On en rirait presque, si ce n’était tragique. La détresse du Liban est tellement gigantesque que c’en est presque irréel : au Liban, il n’y a simplement plus rien qui fasse pays : banques, commerce, éducation, hôpitaux, infrastructures, justice, tourisme, protection sociale, ressources… zéro. Partez, enfants de la patrie, partez donc, circulez, la vie est courte, allez la prendre ailleurs, il n’y a plus rien à voir par ici. Déjà ce qu’on voyait naguère, saupoudré de paillettes dont nous tentions de nous émerveiller, n’était que le sommet d’un charnier où se sont accumulées tant d’horreur, de noirceur et de cruauté que c’en est presque un soulagement de le voir enfin effondré, à découvert malgré ses pestilences, entièrement mis à nu, silos et rats des silos compris, par la double explosion au port et ses centaines de morts et milliers de victimes. Nous autres enfants de la guerre, qui avons fini par accepter cet État-leurre et même nous y attacher, y revenir pour certains après avoir tenté un ailleurs, en sommes quittes pour nos illusions. Depuis les années 1990, par-dessus les fumerolles de la guerre encore braisillante, les miasmes des cadavres de placards, la douleur des muselières trop serrées qui non seulement nous évitaient les coups, mais nous autorisaient quelques accès de prospérité quand on s’était montrés sages, il flottait une atmosphère de soumission au fait accompli. « Jamais plus, plus jamais » : nous nous étions fait cette promesse, comme si cela dépendait de nous. Chaque élan d’émancipation, chaque noyau de révolte, chaque revendication des droits les plus élémentaires étaient pourtant violemment réprimés, quand ce n’étaient pas les familles et les proches qui admonestaient leurs électrons libres et les suppliaient de « donner une chance » aux autorités du moment. Dans le ciel du petit pays blessé nous regardions tournoyer les vautours et nous baissions les yeux. Ils picoraient encore mais, la bête crevée, ils vont se repaître.

À quoi bon désormais ironiser sur le « président fort » qui a donné dans toutes les compromissions pour se transformer en fauteuil, ou sur les entreprises fumeuses et désastreuses du dauphin, les chasses gardées et les garde-chasses du chef du Parlement, la mollesse et la pusillanimité des chefs du gouvernement, l’entrant et le sortant, les vains vibrionnages des roitelets communautaires qui n’ont plus rien à offrir à leurs nichées, et l’équitable hostilité envers tous du chef du Hezbollah, spectre sans feu ni lieu qui tire les ficelles à loisir, redéfinissant ouvertement, triomphalement, les règles du jeu à l’avantage de l’Iran. Pendant la guerre de quinze ans, les gens se posaient en tremblant cette question récurrente : qu’entendez-vous ? Il y avait bien des bruits d’alcôve, quelqu’un qui connaissait quelqu’un dans l’entourage des dirigeants des milices ou dans les milieux des ambassades qui aurait laissé fuiter une information sur la durée du conflit ou les préparatifs des prochains combats. Rester ou partir ? Quitter le quartier, aller à la montagne, retirer les cours prérédigés auprès des questures scolaires en slalomant parmi les tireurs embusqués, mettre les enfants à l’abri. Attendre, ou l’art de vivre entre les « accalmies », comme on disait alors. En ce temps-là l’objet de la peur avait un bruit, une odeur, une forme, une consistance.

Qu’attendre aujourd’hui ? Sous la chape de la pandémie et la menace des changements climatiques, le monde n’a que faire de cette virgule, peut-être une faute de frappe de l’histoire de l’humanité, qui s’appelle Liban et dont le malheur est d’avoir manqué de fédérateurs, de dirigeants de bonne volonté. La monnaie chute sans filet et la banque centrale ne peut plus soutenir le prix des denrées vitales. La population est fin prête à accepter n’importe quel arrangement qui lui permette de se nourrir. On en est là. Voilà qui donne des ailes aux incompétents auxquels, bon gré mal gré, nous avons confié notre gouvernance. Ils poursuivront tranquillement leurs combats sur le fumier de la basse-cour affolée, et leur creuse bavasserie sur les droits et les parts des uns et des autres. À nous dont ils ont réduit le statut de citoyens à celui de spectateurs, il ne reste même pas de larmes pour pleurer. Rire de leur futilité : ce n’est pas avec de la salive qu’on recolle un pays cassé. Et puis élever nos cœurs : nous trouverons le moyen.

On en rirait presque, si ce n’était tragique. La détresse du Liban est tellement gigantesque que c’en est presque irréel : au Liban, il n’y a simplement plus rien qui fasse pays : banques, commerce, éducation, hôpitaux, infrastructures, justice, tourisme, protection sociale, ressources… zéro. Partez, enfants de la patrie, partez donc, circulez, la vie est courte, allez la...

commentaires (5)

Chère Fifi, ton article est très dur et trop vrai, notre situation est grave et le Liban est en voie de disparition. Tu me rappelles le livre d’un journaliste au « Monde », Jean-Pierre Peroncel-Hugoz, « une croix sur le Liban » ; je dirais avec lui que notre pays est un « labyrinthe oriental », un pays dont « la disparition serait l’un des grands remords du monde »…Mais le plus cruel est que nous sommes incessamment trahis par cette même classe gouvernante criminelle et corrompue, qui s’était emparée du Liban depuis longtemps et continue de le faire en l’absence de toute justice ou État de droit. Toutes mes amitiés

Salibi Andree

17 h 41, le 20 février 2021

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Commentaires (5)

  • Chère Fifi, ton article est très dur et trop vrai, notre situation est grave et le Liban est en voie de disparition. Tu me rappelles le livre d’un journaliste au « Monde », Jean-Pierre Peroncel-Hugoz, « une croix sur le Liban » ; je dirais avec lui que notre pays est un « labyrinthe oriental », un pays dont « la disparition serait l’un des grands remords du monde »…Mais le plus cruel est que nous sommes incessamment trahis par cette même classe gouvernante criminelle et corrompue, qui s’était emparée du Liban depuis longtemps et continue de le faire en l’absence de toute justice ou État de droit. Toutes mes amitiés

    Salibi Andree

    17 h 41, le 20 février 2021

  • L’épuisement d’un peuple pour le réduire au silence fait partie de ce complot. Plus on garde à réagir et plus les forces nous manqueraient. Nous avons misé sur une solution venant d’ailleurs en négligeant et en sous estimant notre propre force qui avait apporté ses fruits pour chasser la Syrie avec toute son armada et avons la possibilité de renouveler cette expérience. Seulement voilà les quelques brebis galeuses vendues des forces de l’ordre et de l’armée ses sont invitées dans le combat et ont utilisé les mêmes méthodes que nos tortionnaires pour réduire au silence toute voix de liberté quelque soit sa source. Même les dieux nous ont abandonné sans parler des grandes puissances qui nous maltraitent en nous accablant de tous les maux face à cette machine infernale alors que malgré toute leur puissance militaire et politique ils peinent à se mettre d’accord pour anéantir la seule cause de notre génocide silencieux prétendant que c’est un problème interne et confessionnel alors qu’ils savent pertinemment qu’il n’en est rien mais que leur frilosité face à l’horreur nous mène droit à l’enfer. Ils sont tous responsables de notre malheur puisqu’ils tardent à appliquer les lois internationales qu’ils ont pour sauver le peu qui reste de ce pays et par la même occasion son peuple et tel Ponce Pilate s’en lavent les mains et tournent le regard parce que pour eux le jeu ne vaut pas la chandelle.

    Sissi zayyat

    11 h 14, le 18 février 2021

  • ""le monde n’a que faire de cette virgule, peut-être une faute de frappe de l’histoire de l’humanité, qui s’appelle Liban et dont le malheur est d’avoir manqué de fédérateurs, de dirigeants de bonne volonté"". J’ai cru que le Liban-message est un modèle, que notre "valeur" ne se mesure pas. C’est très violent de lire tout cela, mais bon, pour se maintenir avec une troisième tasse d’Ovomaltine à l’heure où je lis, je n’ai d’autre choix que de l’admettre, puisque c’est de vous. C’est bien formulé, mais, mais, nous valons plus que ça, et nous avons une autre haute idée de nous-mêmes.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    02 h 00, le 18 février 2021

  • ""La population est fin prête à accepter n’importe quel arrangement qui lui permette de se nourrir. On en est là"". Mais c’est un terrible constat. Arrangement ? Tuer, voler pour se nourrir ? Je reprends la citation de l’avocate pénaliste, dans son dernier roman noir, et qu’elle a emprunté à Flaubert : ""le peuple accepte tous les tyrans pourvu qu’on lui laisse le museau dans la gamelle"". Nous serons donc contraints de rentrer dans l’ordre, faire profil bas, et subir les faits accomplis.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    01 h 45, le 18 février 2021

  • ""ce n’est pas avec de la salive qu’on recolle un pays cassé"", ni avec les larmes, qu’elle soient chaudes ou de crocodile. Trop tard.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    01 h 30, le 18 février 2021

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