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Société - Focus

Umam, la mémoire libanaise de Lokman Slim

Après l’assassinat de l’intellectuel chiite, sa femme, Monika Borgmann, souhaite continuer la mission que le couple s’était fixée.


Umam, la mémoire libanaise de Lokman Slim

Dans les locaux d’Umam. Photo João Sousa

« Vous devriez discuter, vous êtes tous les deux intéressés par les choses morbides. » C’est cette petite phrase, lancée par l’un de leurs amis en commun, qui est à l’origine de la première rencontre entre Monika Borgmann et Lokman Slim en 2001, au Zico House à Hamra. Entre la journaliste allemande arabophone et l’intellectuel libanais, « cela a tout de suite été le coup de foudre », confie Monika dans le bureau de son époux, en plein cœur de la banlieue sud, dans la maison patricienne des Slim. C’est là, dans la villa blanche aux fenêtres et portes vert pastel, « qui a vu passer cinq générations », que le couple a donné naissance à Umam en 2004, une association de documentation et de recherches visant à reconstituer et réconcilier les mémoires libanaises.


Dans les locaux d’Umam, une affiche montrant Lokman Slim. A l'arrière-plan, sa soeur Rasha el-Amir. Photo João Sousa


Umam, c’est avant tout l’histoire de leur rencontre. Celle de deux individus passionnés par la nature humaine, dans ce qu’elle a de meilleur et (surtout) de pire, et par les blessures et les traumas du passé. « Tout a été très vite entre nous. Nous avons commencé à travailler ensemble, puis nous nous sommes installés ensemble », raconte la cofondatrice de l’association, entourée des livres, objets et cartons qui remplissent la pièce, laissant à peine transparaître les murs. Dès 2001, le couple se lance dans son premier grand projet, un documentaire sur les massacres de Sabra et Chatila en 1982, racontés par six des bourreaux de l’époque. Massacre, coproduction libanaise, suisse et allemande, sort en 2005 et remporte plusieurs prix internationaux dont le Fipresci Award Berlin 2005. « Cette expérience (commencée en 2001) a été le déclic pour créer Umam », explique la journaliste. « Comme le massacre est extrêmement politique, il fallait vérifier toutes les informations venant des tueurs. Dans un pays normal, nous les aurions puisées dans les archives nationales, mais au Liban, nous ne pouvons pas y accéder », poursuit-elle.

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C’est là qu’Umam entre en scène, pour combler un manque lié à l’absence d’institutions publiques dignes de ce nom. L’association est à la fois un outil et un espace de réflexion sur la guerre et la « banalité du mal » qui lui est intrinsèque. « Nous voulions comprendre cette violence collective : comment en sont-ils arrivés à commettre des actes si inhumains ? » Confronter le passé pour ne plus répéter les mêmes erreurs. « Je fais partie d’une génération qui a grandi avec la mémoire de la Shoah », dit Monika Borgmann.


L'un des objectifs d'Umam : créer des archives accessibles à tous. Photo João Sousa


« Plus nous creusons, moins nous comprenons »

Au départ, deux objectifs : créer des archives accessibles à tous et sensibiliser le public au Liban via des événements culturels pour provoquer des discussions difficiles mais nécessaires. Au fil des événements (guerre de 2006, affrontements de mai 2008, soulèvement du 17 octobre 2019), Umam endosse un rôle politique et se donne la mission de traiter de sujets d’actualité tout en les liant au passé. « Ce travail de mémoire a montré la complexité de ce pays. Plus nous creusons, moins nous comprenons », analyse Monika Borgmann.

En 2005, le couple fonde le Hangar, un lieu de discussion et de rencontre poussant des gens de tous les milieux à venir dans la banlieue sud pour assister à des tables rondes, expositions, ateliers ou projections. « Une fois, lors d’un événement, il y avait un cheikh qui faisait sa prière dans une cabine en vitre près de personnes qui buvaient du vin », se souvient Nathalie, assistante chercheuse depuis trois ans à Umam. « Le Hangar, c’était une décision politique, une façon de dire “Ne donnons pas Dahyé uniquement au Hezbollah” », raconte Monika. « En ouvrant à Haret Hreik cet espace culturel qui parle d’arts, qui fait des nuits cinéma et des miniexpositions, ils ont répondu à un besoin dans ces régions marginalisées où l’accès à la culture est limité ou monolithique à cause du parti politique dominant. Ils ont offert une alternative », commente Chloé Kattar, qui effectue un doctorat à l’université de Cambridge sur la guerre civile libanaise.


Rasha el-Amir, la sœur de Lokman Slim. Photo João Sousa


« Le travail d’archives force à se poser des questions, enclencher des échanges et des réflexions », explique Nathalie, qui travaille sur les archives en lien avec le Studio Baalbeck, une société de production cinématographique fondée par un Palestinien et ayant fait l’objet d’une exposition dans le Hangar. En 2010, alors que le bâtiment du cinéma est sur le point d’être démoli, le matériel cinématographique est donné à Umam. Les dizaines de milliers de documents d’archives sont rangés par thématique et ordre chronologique, organisés par l’équipe qui vérifie les pages manquantes, les rangent mais aussi les numérisent partiellement pour les ajouter à la base de données. Un véritable travail de fourmi qui témoigne de l’exigence dont faisait preuve Lokman Slim. « Je lui demandais “qu’est-ce que tu veux ?” il me répondait “tout” », se remémore une collègue ayant requis l’anonymat. Cet amour des archives lui vient de sa famille qui collectait depuis toujours des journaux, des brochures, des tracts ou encore des posters.


Monika Borgmann, la femme de Lokman Slim. Photo João Sousa


« Umam était sa défense »

Dans un pays encore marqué par les blessures de la guerre et qui n’est pas allé au bout du processus de réconciliation des mémoires entre les différentes communautés, la tâche du couple était herculéenne. « Ils ont effectué un travail artisanal pour collecter les archives », estime la collègue précité. Ces archives ne sont pas que des livres, mais aussi des brochures, des interviews, des journaux, des objets tous rangés dans les locaux et ouverts au grand public. « À la fin de la guerre, il y avait une amnésie collective, conséquence directe de la loi d’amnistie : pas de justice, de tribunaux, de dialogue ou d’initiative publique ou privée, et surtout pas de travail institutionnel de la part de l’État, ce qui a empêché une sorte de catharsis. Aujourd’hui, le travail se fait de façon dispersée et éclatée entre différents acteurs », explique Chloé Kattar. « Le travail de Lokman est fondateur pour reconstruire une histoire orale. Construire une mémoire, c’est se mettre à la place de l’autre pour mieux se pardonner et avancer », résume l’essayiste Mona Fayad.

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À partir de 2008, l’association prend une nouvelle envergure. « Nous avons lancé une série d’ateliers sur la justice transitionnelle sur une durée de deux ans, accompagnés d’expositions ouvertes au public sur les disparus de la guerre civile. Nous avions commencé avec 25/30 personnes, puis fini avec 80. C’est là que nous avons commencé à gagner en visibilité », raconte Monika Borgmann. Esprit libre et téméraire, personnage parfois provocateur, Lokman Slim incarnait une sorte de contre-miroir du Hezbollah, qu’il n’hésitait pas à critiquer sur la scène publique et depuis la banlieue sud. Présenté comme un « chiite des ambassades » par les organes de propagande du parti, qui l’accuse d’être un agent à la solde de « l’ennemi américano-israélien », l’écrivain est menacé de mort à plusieurs reprises, avant d’être assassiné le jeudi 4 février dans le caza de Zahrani. « Umam était sa défense », explique sa sœur, l’écrivaine Rasha el-Amir. « Sa seule arme était la mémoire. Les archives sont une manière de résister contre l’amnésie. On étudie, on réfléchit, on se remémore puis on continue. » Et maintenant ? Comment l’association peut-elle survivre sans celui qui en était incontestablement le cœur ?

« Personne n’est comme Lokman, il comprenait la valeur de toutes ces archives, même d’une simple note, grâce à ses connaissances », estime Monika Borgmann. Elle refuse toutefois de renoncer à la mission qu’ils s’étaient fixée. « Partir ? Jamais. Encore moins après son exécution… Nous croyons en Umam, nous avons un impact… C’est ma vie, c’est vingt ans de travail. Je me le dois. Je le dois à Lokman. Ma place est ici. » Un rassemblement aura lieu aujourd’hui dans la demeure familiale en mémoire de Lokman Slim. Il sera à son image, cosmopolite : « Des prêtres de toutes les confessions feront une prière pendant trente minutes, il y aura également une sorte de micro ouvert pour permettre aux gens de dire quelques mots sur Lokman, et une séance Zoom pour se connecter à l’étranger, notamment à la Sorbonne, établissement où a étudié Lokman… » explique son épouse. Sur France Culture en 2019, l’écrivain ne doutait pas du fait que son travail lui survivrait. « C’est un travail infini. Nous sommes tout à fait conscients que, finalement, peut-être qu’il va nous survivre, mais, sûrement, nous n’allons pas lui survivre. »

« Vous devriez discuter, vous êtes tous les deux intéressés par les choses morbides. » C’est cette petite phrase, lancée par l’un de leurs amis en commun, qui est à l’origine de la première rencontre entre Monika Borgmann et Lokman Slim en 2001, au Zico House à Hamra. Entre la journaliste allemande arabophone et l’intellectuel libanais, « cela a tout de suite...
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Depuis la guerre de 1975, tous les assassinats ont visé, laïcs et religieux de toutes les confessions, des personnages influents, dont le charisme pouvait constituer une menace à la main mise étrangère sur le pays. Ces martyrs étaient des rassembleurs éclairés par l'Histoire, et qui cherchaient à unifier les libanais partant d'un patriotisme inébranlable. C'est clair que le mal sévit encore et toujours.

Esber

16 h 06, le 11 février 2021

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Commentaires (1)

  • Depuis la guerre de 1975, tous les assassinats ont visé, laïcs et religieux de toutes les confessions, des personnages influents, dont le charisme pouvait constituer une menace à la main mise étrangère sur le pays. Ces martyrs étaient des rassembleurs éclairés par l'Histoire, et qui cherchaient à unifier les libanais partant d'un patriotisme inébranlable. C'est clair que le mal sévit encore et toujours.

    Esber

    16 h 06, le 11 février 2021

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