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Société - Focus

Affaire Kahwagi : Plongée dans les arcanes de la justice libanaise

Le labyrinthe judiciaire mais également le secret bancaire peuvent faire dérailler l’enquête.

Affaire Kahwagi : Plongée dans les arcanes de la justice libanaise

Le général Kahwagi rencontrant un fonctionnaire de la Finance Bank en 2016. Crédit photo armée libanaise

Derrière les gros titres qui ont accompagné l’annonce des poursuites pour enrichissement illicite contre l’ancien chef commandant en chef de l’armée libanaise, Jean Kahwagi, et sept autres anciens officiers de sécurité, se cache une enquête opaque qui n’a pas encore permis d’accéder aux informations bancaires des accusés.

Les circonstances de l’affaire et la façon dont elle s’est déroulée dans les arcanes du système judiciaire libanais restent un point de divergence, tandis que le secret bancaire bloque l’enquête.

Les avocats de la défense dans cette affaire avancent des explications différentes sur la manière dont l’action judiciaire a été engagée. Ils conviennent néanmoins tous que l’affaire a été déclenchée par une intervention télévisée de l’avocat Wadih Akl, membre du bureau politique du Courant patriotique libre (CPL), lors de laquelle il a dévoilé un document bancaire soulevant des questions au sujet de la richesse du général Kahwagi.

Initialement instruite par le tribunal militaire, l’affaire est désormais entre les mains du juge d’instruction principal de Beyrouth, Charbel Bou Samra, qui statue actuellement sur les exceptions de forme déposées par les avocats des officiers à la retraite. Mais en raison du confinement, décrété pour lutter contre la propagation du Covid-19 et qui a débuté le 7 janvier, les audiences dans cette affaire sont suspendues, les accusés ne pouvant être interrogés par le juge d’instruction.

Les accusations portées contre Kahwagi, six de ses anciens collègues de haut rang dans l’armée et un officier de la Sécurité générale à la retraite, maintenant en fuite, ont été rendues publiques pour la première fois le 2 décembre 2020. Soit un peu plus de deux mois après le lancement de l’action judiciaire pour corruption présumée.

La procédure étant toujours dans la phase d’enquête, qui précède l’acte d’accusation, l’instruction reste secrète. Selon des rapports non confirmés et dont les auteurs ne sont pas identifiés, les huit anciens officiers et leurs familles possèdent un ensemble de 325 biens immobiliers acquis avec des richesses illégalement accumulées dans le cadre de leurs fonctions publiques. Les anciens officiers nient les accusations.

Dans cette affaire, la première à s’inscrire dans le cadre de la nouvelle loi sur l’enrichissement illicite – qui comprend des mesures pour faciliter la lutte contre la corruption publique –, les poursuites contre les ex-officiers accusés peuvent se heurter à la lenteur du processus judiciaire, sans parler des soupçons de manque d’indépendance de certains juges.


Compte rendu présumé de la réunion du conseil d’administration de Finance Bank le 2 octobre 2015, fourni par Wadih Akl, dans lequel les membres du conseil auraient signé des exemptions pour M. Kahwagi et sa famille – ainsi que pour le président du Parlement Nabih Berry, pour mener des opérations portant sur des millions de dollars avec moins de surveillance.

Opérations bancaires douteuses

Les avocats impliqués dans l’affaire estiment que l’action judiciaire a été déclenchée principalement par les pièces à conviction présentées comme telles par Wadih Akl contre Jean Kahwagi, ainsi que par des allégations lancées par l’ancien ministre Wi’am Wahhab contre l’ex-commandant en chef de l’armée et deux autres officiers.

Dans une interview accordée à la chaîne du CPL, OTV, M. Akl, un avocat engagé sur les questions de lutte contre la corruption, a dévoilé le 24 septembre un document de la Finance Bank relatif à la fortune de M. Kahwagi. Le document – présenté comme le compte rendu d’une réunion du conseil d’administration de la banque, le 2 octobre 2015 – montrerait que les administrateurs ont approuvé une exemption pour Jean Kahwagi, sa femme et leurs trois enfants pour qu’ils puissent effectuer des opérations bancaires d’une valeur maximale de 1,2 million de dollars chacun sans bordereau de transfert d’argent.

Le salaire de base du chef de l’armée équivalait à environ 3 000 dollars par mois au taux de change officiel, selon l’échelle salariale en vigueur pendant son mandat.

Selon le compte rendu présumé de la réunion du conseil d’administration de Finance Bank du 2 octobre 2015, fourni par M. Akl, les membres du conseil ont également signé des exemptions pour le président de la Chambre, Nabih Berry, pour mener des opérations de millions de dollars avec moins de surveillance.

L’exemption accordée à M. Kahwagi et sa famille par la Finance Bank avait déjà été évoquée par le rédacteur en chef du journal al-Akhbar, Ibrahim el-Amine (proche du Hezbollah), dans un texte datant de septembre 2016. « Personne n’a pris (cet article) en considération et ouvert une enquête », dit M. Akl, en référence à la magistrature de l’époque. Mais Wadih Akl n’est pas le seul à porter des accusations contre le général Kahwagi. Lors d’un entretien avec la chaîne al-Jadeed, le 4 septembre, l’ancien ministre Wi’am Wahhab avait accusé l’ex-commandant en chef de l’armée d’avoir amassé 40 millions de dollars sur son compte bancaire. M. Wahhab, lui-même controversé, avait ajouté, sans apporter de preuve, que la fortune de l’ancien chef du cabinet de M. Kahwagi, le brigadier Mohammad Husseini, s’élevait à 20 millions de dollars, tandis que celle d’un autre ex-officier était de 16 millions.

Quand et comment l’action judiciaire formelle a été engagée contre M. Kahwagi et les autres officiers demeurent incertains en raison du manque de transparence, au sein non seulement du tribunal militaire, mais également du système judiciaire en général.

Selon deux avocats de la défense, interrogés par L’Orient Today, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), plus haute autorité administrative de la justice, a renvoyé cette affaire de corruption présumée dans laquelle d’ex-officiers sont impliqués devant le tribunal militaire. L’un de ces avocats, qui a requis l’anonymat, affirme que le dossier a été transféré par Ghassan Oueidate, procureur de la République, au procureur par intérim du tribunal militaire, Fadi Akiki, le 24 septembre, après l’interview télévisée de Wadih Akl. Selon cet avocat, le dossier comprenait deux noms – Kahwagi et Husseini –, tandis que ceux de six autres ex-officiers apparaîtront plus tard dans l’enquête de Akiki, qui a débuté le 29 septembre.

Nouvelle loi sur l’enrichissement illicite, ancien secret bancaire

Si cette affaire est perçue par l’opinion publique comme la première mise en œuvre de la nouvelle loi sur l’enrichissement illicite, l’action judiciaire contre les anciens officiers avait commencé des semaines avant l’entrée en vigueur de la loi et avait trébuché sur la question du secret bancaire.

Wadih Akl a fait sa déposition devant le juge Akiki le 2 octobre. À l’époque, l’affaire était encore entre les mains du tribunal militaire. Quant à d’éventuelles preuves données par M. Wahhab au juge, la question reste entière. L’ancien ministre n’a pas pu être joint pour un commentaire. M. Akl doute, pour sa part, que M. Wahhab ait rencontré le juge. L’avocat précise avoir rencontré, à deux reprises, le procureur du tribunal militaire pour lui remettre non seulement les documents relatifs aux informations relatives à M. Kahwagi livrées lors de l’interview accordée à l’OTV, mais aussi des données sur d’autres officiers dont il n’a pas souhaité donner le nom à L’Orient Today. L’avocat ajoute que les informations en sa possession sont désormais incluses dans le dossier d’enquête de M. Akiki.

L’enquête de ce dernier porte sur les biens immobiliers, les sociétés et les fonds de plusieurs officiers de haut rang, a rapporté l’Agence nationale d’information (ANI), sans fournir plus de détails sur les officiers et les actifs sur lesquels porte l’investigation.

L’enquête du procureur s’est toutefois retrouvée dans une impasse lorsqu’il a demandé la levée du secret bancaire sur les comptes des ex-officiers. Selon l’ANI, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, s’est opposé à la demande de M. Akiki au motif que le juge du tribunal militaire n’avait pas les prérogatives pour accéder aux informations, conformément à la nouvelle loi n° 189 de 2020 sur l’enrichissement illicite. Outre ses fonctions de gouverneur, M. Salamé préside également la Commission spéciale d’investigation qui peut lever le secret bancaire. Il faut savoir que la BDL détient une participation indirecte dans Finance Bank, l’institution financière qui, en 2015, a accordé à Kahwagi et à sa famille des privilèges bancaires spéciaux.

Promulguée le 16 octobre dernier, la nouvelle législation sur l’enrichissement illicite amende une loi fortement critiquée datant de 1999 et facilite le lancement de poursuites pour corruption, tout en renforçant les obligations des fonctionnaires en ce qui concerne leurs déclarations de patrimoine. L’article 11 de la loi donne compétence aux tribunaux pénaux civils pour toutes les affaires d’enrichissement illicite. De ce fait, même si des militaires sont impliqués dans ce type d’affaire, leurs dossiers seront traités par un tribunal civil et non plus par le tribunal militaire.

Le dossier Kahwagi & Co. a donc été renvoyé au procureur Oueidate qui a ensuite renvoyé l’affaire au procureur d’appel de Beyrouth, Ziad Abou Haïdar. Les huit officiers du dossier de M. Akiki ont alors été inculpés et l’affaire a été remise au juge d’instruction principal de Beyrouth. Mais ce transfert, déclenché par la demande initiale d’investigation des comptes bancaires, a ironiquement retardé le processus de levée du secret bancaire et d’examen de preuves potentiellement clés.

Selon trois des avocats de la défense qui connaissent le dossier du juge d’instruction, le juge Bou Samra n’a pas encore réclamé d’informations sur les comptes bancaires des officiers. Selon l’un des avocats, l’un des dossiers comprend d’autres informations sur des avoirs, parmi lesquels des biens fonciers.

Conformément aux lois et règlements libanais concernant le secret bancaire, le juge Bou Samra peut solliciter la Commission spéciale d’investigation ou l’Autorité nationale de lutte contre la corruption, qui n’a pas encore été constituée, pour obtenir des informations sur les comptes bancaires.

Lorsqu’elle doit examiner une requête adressée par la justice, la Commission spéciale d’investigation cherche dans des comptes bancaires d’éventuelles activités suspectes puis livre son évaluation, explique Imad Sayegh, chercheur à l’Agenda légal, organisme de surveillance judiciaire indépendant. Mais il faut savoir que la Commission peut envoyer son évaluation sans quelque justification que ce soit, profitant du fait que la législation ne le requiert pas explicitement, poursuit Imad Sayegh. La réponse de la Commission peut, par exemple, se limiter à une déclaration selon laquelle aucune activité suspecte n’a été trouvée. « La Commission spéciale d’investigation a de vastes prérogatives qu’elle n’utilise pas vraiment », estime le chercheur.

Et maintenant ?

Les étapes menant à une accusation ou à l’abandon des poursuites sont nombreuses, et les chances que l’affaire se perde dans le labyrinthe du système judiciaire aussi.

L’enquête étant désormais entre ses mains, le juge Bou Samra est d’abord confronté aux exceptions de forme présentées par les avocats de la défense, des dossiers techniques qui peuvent viser à contester la compétence d’un tribunal ou à étouffer l’affaire, par exemple.

La décision du juge sur les requêtes, qui est rendue après la contribution du parquet d’appel, peut faire l’objet d’un appel par l’une des parties prenantes à l’affaire, conformément au code pénal. Si les requêtes des avocats de la défense sont rejetées, le juge Bou Samra procédera à l’interrogatoire des ex-officiers.

Deux des accusés, l’ancien chef des services de renseignements de l’armée au Liban-Nord, le général de brigade Amer Hosn, et l’ancien fonctionnaire de la Sûreté générale Ahmad Jamal sont actuellement hors du Liban. M. Jamal, qui a été condamné par contumace par le tribunal militaire le mois dernier dans une affaire de pot-de-vin, serait en fuite aux États-Unis. Amer Hosn se trouve également aux États-Unis, selon une source bien informée qui ajoute que l’ancien responsable du renseignement rentrerait au Liban si la justice le lui demandait.

Si l’interrogatoire des officiers a lieu, le juge Bou Samra fera ensuite face à un certain nombre d’options, parmi lesquelles juger que l’affaire est un crime et la renvoyer au procureur puis à la chambre d’accusation de la cour d’appel de Beyrouth. Un acte d’accusation formel pourrait en sortir, renvoyant les accusés devant la cour criminelle.

Wadih Akl estime, pour sa part, que l’affaire n’aboutira pas. « C’est mort, en ce moment, c’est mort », dit-il.

(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de « L’Orient Today » le 21 janvier 2021)

Derrière les gros titres qui ont accompagné l’annonce des poursuites pour enrichissement illicite contre l’ancien chef commandant en chef de l’armée libanaise, Jean Kahwagi, et sept autres anciens officiers de sécurité, se cache une enquête opaque qui n’a pas encore permis d’accéder aux informations bancaires des accusés.
Les circonstances de l’affaire et la façon dont elle...

commentaires (7)

Conclusion tous ces personnages de polars bon marché ont vendus le pays. Tout le monde était au courant mais préfèrerait garder le secret jusqu’au jour où l’un d’eux est dénoncé et alors là les langues se délient et les dénonciations prennent leur cours.,que celui de tous les responsables politiques, militaires, administratifs, judiciaires et privés qui n’a pas volé lève la main et le crie haut et fort. L’expression de,TOUS POURRIS prend tout son sens après sa vulgarisation dans les pays civilisés, elle devient l’emblème de cette porcherie qui s’appelle gouvernement et état. Nous avons les gouverneurs que nous méritons. A vomir.

Sissi zayyat

18 h 22, le 28 janvier 2021

Tous les commentaires

Commentaires (7)

  • Conclusion tous ces personnages de polars bon marché ont vendus le pays. Tout le monde était au courant mais préfèrerait garder le secret jusqu’au jour où l’un d’eux est dénoncé et alors là les langues se délient et les dénonciations prennent leur cours.,que celui de tous les responsables politiques, militaires, administratifs, judiciaires et privés qui n’a pas volé lève la main et le crie haut et fort. L’expression de,TOUS POURRIS prend tout son sens après sa vulgarisation dans les pays civilisés, elle devient l’emblème de cette porcherie qui s’appelle gouvernement et état. Nous avons les gouverneurs que nous méritons. A vomir.

    Sissi zayyat

    18 h 22, le 28 janvier 2021

  • YA LATIIIIIIIF QUEL PAYS, SI ON APPELLE CET ENDROIT UN PAYS .

    Gebran Eid

    15 h 29, le 28 janvier 2021

  • Il n’y a qu’à voir les montres de luxe que portent tous ces messieurs pour comprendre qu’ils sont tous blancs comme neige immaculée

    Lecteur excédé par la censure

    15 h 19, le 28 janvier 2021

  • Mais allons donc, il est certain que toute affaire finira en queue de poisson tant que toute cette mafia de corrompus, de voleurs et d’escrocs sont au pouvoir et se couvrent mutuellement dans une loi du silence et de terreur dans le style de la Cosa Nostra........Mais oui, de temps à autre, quelques dossiers et accusations feront surface, tellement les évidences et la dimension des magouilles sont énormes, telles que l’affaire Kahwagi, on en parle quelques temps, le public s’excite naïvement qu’on va finalement juger ces voleurs, les mettre en prison et récupérer leur butin, et puis, on n’en parle plus..... et quelques mois plus tard, on va pondre un article complexe pour expliquer le pourquoi du comment que ce dossier n’avance plus ou qu’il fut rejeté faute de preuves, par un système judiciaire politisé et à la solde de ses parrains......Pitié pour ce pauvre peuple qui va d’une frustration à une autre: rien ne changera si on ne fait pas table rase de tout le système....Et pour que ça arrive de sitôt? On peut toujours rêver en couleurs.....

    Saliba Nouhad

    15 h 00, le 28 janvier 2021

  • le sieur avocat akl de la CPL ainsi que le "responsable" de cette banque des finances qui lui avait devoile cette affaire/ pire encore lui avait remis des preuves sont passibles tous les 2 d'avoir enfreint la loi sur le secret bancaire. ont ils seulement ete "inquietes" par la JUSTICE LIBANAISE? l'ordre des avocats ne devrait il pas reagir a ce propos ?

    Gaby SIOUFI

    11 h 16, le 28 janvier 2021

  • « Amer Hosn se trouve également aux États-Unis, selon une source bien informée qui ajoute que l’ancien responsable du renseignement rentrerait au Liban si la justice le lui demandait.«  un responsable du renseignement qui se trouve en dehors de son pays, en fuite , aux États-Unis... Monsieur a deux casquettes ?

    Roger Xavier

    10 h 09, le 28 janvier 2021

  • La morale de cette histoire est que ces officiers auraient mieux fait d’être chefs de parlement pour ne pas être inquiétés...

    Gros Gnon

    01 h 58, le 28 janvier 2021

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