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Le retour des vers de farine

Y a-t-il eu un hiver, après l’automne sporadique qui a suivi le 4 août ? Nul ne semble s’en souvenir. Il fait presque chaud et la nuit tombe vite, deux phénomènes qui d’ordinaire ne vont pas ensemble. On sent une velléité de vent qui finalement n’aura peut-être pas le courage… Rien n’a de courage en ce moment. Dans la perspective du confinement drastique fixé à partir de mercredi minuit, voici les habitants calfeutrés, repliés, pour la plupart, sur une abyssale solitude que seule réconforte parfois une lumière à travers une fenêtre voisine et qu’affolent les sirènes des ambulances. Plus que jamais la chair est triste, les livres lus, les films vus, on n’essaie même plus de se leurrer avec les fameuses vertus d’un arrêt de la Terre ou de ses bénéfices pour le climat.

On est enfermés, c’est la première évidence. La planète est devenue un vaste milieu carcéral où chacun de nous est à la fois pensionnaire et maton, l’un brûlant de faire le mur, l’autre lui liant poings et pieds. Et chacun de nous, plus souvent qu’à son tour, attend son verdict gorge nouée et cœur battant. Négatif, on soupire, mais jusqu’à quand ? Positif, on ignore la durée et la dureté de la peine. Justicier fou, le virus distribue les sanctions à l’aveugle, effleure à peine les uns, terrasse les autres, acquiert de l’expérience et de nouvelles compétences à mesure qu’il se familiarise avec les cellules humaines. Plus il demeure parmi nous, plus il semble performant, et plus il réduit notre espace physique et mental.

Un an déjà – un siècle – que nous sommes ainsi pris en étau, remettant en question tous nos acquis, cherchant en vain nos repères familiers, interrogeant le passé en quête d’une situation similaire et n’en obtenant que des réponses consternantes : la peste, la vérole, la polio, le choléra… et des années de lutte pour en sortir. Ma tristesse, à 12 ans, en apprenant que Gibran Khalil Gibran avait perdu tous les siens, emportés par la tuberculose. Plus près de nous, le sida avait donné lieu à une révolution fondamentale en faveur des droits des homosexuels, et le mouvement Act-Up qui en avait découlé avait été en quelque sorte le berceau de l’art contemporain. Mais il ne se trouvera personne aujourd’hui pour romancer le coronavirus ou en extraire quelque poème ou philosophie, ou graffiti provocateur, ou musique inédite. Covid-19 restera le nom d’une sidération planétaire survenue au cœur d’une boulimie consumériste accompagnée comme toute boulimie d’une sombre angoisse de l’avenir. Tout se passe comme si notre planète, lasse de donner des signes de détresse que personne n’entend, était en train de lâcher prise. Comment ne pas, encore et encore, songer aux vers de farine dont parle Claude Lévi-Strauss (« J’imagine que l’humanité n’est pas entièrement différente des vers de farine qui se développent à l’intérieur d’un sac et qui commencent à s’empoisonner par leurs propres toxines bien avant que la nourriture ou même l’espace physique ne leur manque. »).

Paradoxalement, ces mêmes vers de farine, l’UE, nous annonce-t-on aujourd’hui, est sur le point d’en autoriser l’intégration dans la production alimentaire.

Plus le temps passe, plus nous nous adaptons au chagrin encore récent de ne pouvoir prendre nos êtres chers dans nos bras, embrasser nos enfants, serrer une main pour dire bonjour, bravo, je te respecte, je t’aime. Ces nouvelles mœurs s’ancreront-elles durablement dans nos comportements ? À Noël, j’ai souri à une toute petite fille derrière mon masque. Elle m’a souri en retour. Les enfants savent désormais reconnaître un sourire, même masqué, un sourire des yeux. Sachant que les sinistres barbons qui gouvernent notre pays, ajoutant la cupidité à l’incompétence, ne feront pas grand-chose pour nous procurer le vaccin ; sachant que le virus est sur le point d’emporter le peu qu’ils nous ont laissé, il nous reste à protéger ce que nous avons en nous d’imprenable : l’amour, qui est un contenant de joie et qui est solidarité.

Y a-t-il eu un hiver, après l’automne sporadique qui a suivi le 4 août ? Nul ne semble s’en souvenir. Il fait presque chaud et la nuit tombe vite, deux phénomènes qui d’ordinaire ne vont pas ensemble. On sent une velléité de vent qui finalement n’aura peut-être pas le courage… Rien n’a de courage en ce moment. Dans la perspective du confinement drastique fixé à partir de...

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