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Économie - Rétrospective

Taux de change et subventions : retour sur les bricolages de la BDL (I/II)

En un peu plus d’un an, la Banque du Liban a profondément modifié la réglementation bancaire du pays, tout en faisant tourner la planche à billets à plein régime.

Taux de change et subventions : retour sur les bricolages de la BDL (I/II)

En avril dernier, la circulaire n° 151 de la Banque du Liban a officialisé la distinction entre les dollars bloqués dans les banques et les « dollars frais ». Golden Brown/Bigstock

La crise dans laquelle les Libanais s’enfoncent depuis l’été 2019 est celle de tous les désastres. La livre libanaise a atteint des profondeurs abyssales, reléguant au rang d’anecdote le seuil record de 3 000 livres pour un dollar du dernier trou d’air économique que le pays a connu au milieu des années 1990. L’inflation globale a dépassé la barre des 100 %, tandis que certaines catégories de produits ont vu leurs prix multipliés par 3, voire 4. Le chômage et la pauvreté continuent de progresser, aggravés par la double explosion – aux origines toujours inconnues – qui a atomisé le port de Beyrouth et de nombreux quartiers environnants, ainsi que par les mesures de confinement adoptées de façon désorganisée par les autorités, pour enrayer la propagation de la pandémie de Covid-19.

Enfin, le secteur bancaire, longtemps considéré comme l’un des principaux piliers de l’économie libanaise, a multiplié les abus de confiance et est à l’aube d’une restructuration forcée qui risque de laisser plusieurs établissements sur le carreau.Face à la désagrégation d’un modèle dont plusieurs voix reconnaissent aujourd’hui qu’il était vicié à la base, la classe dirigeante s’est contentée de jouer la montre, d’exacerber les sempiternelles rivalités téléguidées ou non par les agendas régionaux, et de mendier une aide extérieure que ses soutiens ne semblent plus disposés à débloquer sans contrepartie réelle. Principal architecte du système en vigueur depuis la fin de la guerre civile, la Banque du Liban (BDL) s’est ainsi retrouvée en roue libre, multipliant, d’une part, les injections de liquidités en livres dans le système (ce qui a triplé la masse monétaire en circulation) et modifiant, d’autre part, des pans entiers de la réglementation du pays aux niveaux monétaire et financier.

Lire la deuxième partie de la rétrospective

La BDL et le laborieux chantier de la restructuration du secteur bancaire (II/II)

La banque centrale a en effet publié depuis octobre 2019 profusion de textes – une dizaine de circulaires principales et une quarantaine intermédiaires, sans compter les notifications diverses – introduisant des mesures présentées comme nécessaires pour mitiger les effets de la crise, mais qui, dans les faits, les ont reportés lorsqu’elles ne les ont pas, tout simplement, exacerbés.

Importations stratégiques et de première nécessité

Le premier bloc de circulaires-clés adoptées par la BDL est plus que jamais au cœur de l’actualité, car il concerne les mécanismes de subventions sur le taux dollar/livre réservés aux importateurs de certains produits considérés comme stratégiques ou de première nécessité.Le premier texte (circulaire n° 530) de cette série a été publié le 1er octobre 2019. Il permet, jusqu’à aujourd’hui, aux importateurs de blé, de carburant et de médicaments d’obtenir auprès de la BDL et via leur banque une importante portion des dollars dont ils ont besoin pour payer leurs fournisseurs en les échangeant contre des livres au taux officiel (sur la base de 1 507,5 livres le dollar). Initialement fixé à 90 % de la facture, le ratio a été ramené à 85 % par la BDL courant 2020. La mesure, qui permet de contourner les restrictions bancaires illégales limitant l’accès des déposants à leurs comptes en devises et de limiter l’inflation sur ces produits, a été étendue aux importateurs de matériel médical et aux fabricants de médicaments le 26 novembre 2019, via la circulaire n° 535. D’abord fixé à 50 %, le ratio de dollar a été aligné en mai sur celui de la circulaire n° 530.

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Les zéros de 2020

Il faut attendre le printemps 2020 pour que la BDL s’entende avec plusieurs ministères (Économie, Industrie et Agriculture) pour accoucher d’un troisième dispositif de subvention, celui-ci étant dédié à une liste de produits de « première nécessité ». Le mécanisme est mis en place le 27 mai (circulaire n° 557), avec une liste de 200 références élargies à plus de 300 début juillet (circulaire n° 564) et qui inclut des matières premières destinées à l’industrie et l’agriculture.

Contrairement aux dispositifs mis en place par les circulaires n° 530 et n° 535, il permet aux importateurs de débloquer la totalité des dollars dont ils ont besoin auprès de la BDL, mais cette fois au taux de 3 900 livres pour un dollar qui est alors imposé aux agents de change agréés. Autre différence avec les mécanismes précédents : les importateurs doivent fournir les livres en espèces alors que les importateurs de blé ou de carburant pouvaient jusqu’alors débiter les montants dus sur leurs comptes. Cette facilité leur sera toutefois retirée en octobre 2020 par la circulaire n° 573 qui leur imposera, eux aussi, de fournir en espèces les livres qu’ils souhaitent convertir, la BDL cherchant alors à rapatrier la devise nationale vers le secteur bancaire. La mesure sera finalement aménagée pour exclure les importations de médicaments et d’équipements médicaux, afin de soulager les hôpitaux.

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S’ils ont effectivement limité l’explosion des prix, ces mécanismes de subventions ont en même temps fait fondre les réserves de devises de la BDL qui sont à un niveau critique depuis plusieurs mois. Ils ont en outre été jugés inefficaces par certaines voix qui pointent notamment du doigt le fait que certaines marchandises subventionnées aient été écoulées en Syrie dont le régime est lourdement sanctionné par les États-Unis et l’Union européenne, notamment. Aujourd’hui, ces mécanismes sont en passe d’être rationalisés, voire remplacés par un système d’aide directe dont les contours ont été annoncés par les autorités en décembre.

Taux de change et « lollars »

Si la BDL a décidé de subventionner les importations, c’est pour compenser le fait qu’elle n’était plus en mesure de soutenir la parité entre la livre et le dollar en intervenant sur le marché comme elle le faisait depuis 1997. Le calcul était simple : financer des mécanismes de subventions ciblés coûterait toujours moins cher en devises que de continuer à soutenir une monnaie faible dans un pays au bord de la banqueroute et qui devait encore s’acquitter de plusieurs échéances d’eurobonds (titres de dette en devises), sur lesquels l’État a finalement fait défaut en mars dernier. La monnaie nationale a donc logiquement commencé à perdre du terrain par rapport au billet vert, d’abord dans des proportions assez légères (il fallait autour de 2 000 livres à fin 2019 pour obtenir un dollar), avant de s’engager à partir du printemps dernier dans une spirale infernale dont elle n’est toujours pas sortie aujourd’hui (plus de 8 000 livres/dollar sur le marché noir ces dernières semaines).

La BDL ne va pas rester les bras croisés face à cette situation. Mais les mesures qu’elle va mettre en place vont soit se révéler inefficaces, soit coïncider avec certaines phases de décrochage de la monnaie nationale. Ainsi, dans le sillage du défaut libanais sur la dette publique en devises, la banque centrale publie un premier texte, la circulaire n° 564, qui tente de plafonner le taux dollar/livre applicable par les agents de change agréés à un niveau supérieur de 30 % maximum à celui qu’elle « utilise avec les banques ». Comme en janvier, où la BDL avait cherché à limiter le taux de change à 2 000 livres pour un dollar, la mesure sera peu répercutée par une filière où la frontière entre les agents du marché noir et ceux qui sont autorisés à exercer devient de plus en plus trouble.

Mais c’est le mois suivant que la BDL égrènera une série de textes qui vont indirectement reconnaître le changement de régime de change – initialement fixe mais désormais semi-flottant (le terme, peu orthodoxe, a été repris dans une thèse de 2007 publiée par trois économistes français) – que le pays a amorcé depuis des mois. Elle ouvre le bal dès le 3 avril avec deux premiers textes. La circulaire n° 148 qui permet aux déposants, dont le total cumulé sur leurs comptes dans une même banque ne va pas au-delà des 5 millions de livres ou 3 000 dollars (au taux officiel), de retirer tout ou partie de leurs fonds sous certaines conditions et suivant un taux du marché prédéfini par la BDL et les agents de change. La mesure sera initialement programmée pour trois mois, mais elle sera finalement appliquée jusqu’en septembre. Toujours le 3 avril, la BDL institue également, via la circulaire n° 149, une « unité » chargée de fixer pendant six mois le taux du marché et composée de représentants de la BDL et d’agents de change « de catégorie A », soit une dizaine de changeurs autorisés à importer et exporter des devises.

La portée de ces deux textes va dépasser leur champ d’application initial à un moment où les Libanais ont de moins en moins la possibilité d’accéder à leurs dollars bloqués en banque, que les experts sur les réseaux sociaux appellent désormais « dollars libanais » ou « lollars ». Les espoirs d’assister à un retour du dollar à 1 507,5 livres semblent alors de plus en plus chimériques. Le mécanisme de la circulaire n° 148 va en inspirer un autre, institué par la désormais célèbre circulaire n° 151, qui généralise la possibilité de retirer des « lollars » en livres au « taux du marché » (3 900 LL pour un dollar actuellement), dans les limites fixées par les banques. Prévu dans un premier temps pour durer six mois, ce mécanisme a depuis été prolongé jusqu’au 31 mars 2021 (circulaire n° 573 adoptée en octobre). Toutefois, depuis le milieu de l’automne, certaines banques ont unilatéralement décidé de baisser les plafonds de retraits autorisés en livres libanaises, après que la BDL les a notifiées courant octobre d’un resserrement des conditions de retrait de liquidités en livres qu’elles peuvent elles-mêmes effectuer à partir de leurs comptes à la banque centrale.

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Le concept mis en avant par la circulaire n° 149 va, lui, paver la voie au lancement en juin (circulaire n° 5) de l’application « Sayrafa » réservée aux agents de change et opérée avec les banques du pays. Aujourd’hui, rares sont cependant les agents de change à encore appliquer le taux de 3 890 livres pour un dollar fixé par « Sayrafa », le taux du marché noir étant virtuellement devenu le véritable pouls de la monnaie nationale.

« Dollars frais » et société de transfert d’argent

C’est le 9 avril que la BDL reconnaît, via la circulaire n° 151, la distinction mise en place dès novembre 2019 par les banques entre les dollars bloqués et les dollars « frais », ces derniers ne pouvant être soumis à aucune restriction à partir du moment où ils ne proviennent pas du secteur bancaire libanais (et y rentrent soit sous la forme d’espèces, soit via un virement effectué depuis l’étranger). Un texte lourd de conséquences dans la mesure où il reconnaît indirectement que les billets verts déposés dans les banques libanaises ne sont pas de « vrais » dollars.

Combinée aux restrictions bancaires sur les opérations en devises, la mise en place de ces différents dispositifs a bien entendu joué un rôle majeur dans la dépréciation de la livre, en favorisant notamment les comportements spéculatifs des Libanais de bonne foi en quête de devises pour honorer certains engagements, ainsi que ceux qui ont cherché à profiter de la situation – classe dirigeante comprise.

La BDL va tenter une nouvelle fois de limiter la chute de la monnaie nationale en plafonnant le taux à 3 200 livres (circulaire n° 553 du 27 avril), en vain. Une initiative qui agace alors le Premier ministre Hassane Diab parce qu’elle fausse les premières estimations émises par son gouvernement qui prépare un plan de redressement pour convaincre le Fonds monétaire international d’ouvrir les vannes d’une aide financière.

Au cours des semaines qui suivent, les forces de sécurité arrêtent et auditionnent plusieurs dizaines d’agents de change légaux ou illégaux, un banquier, ainsi qu’un cadre de la BDL pour faire mine de stopper la manipulation du taux dollar/livre qui commence sérieusement à dévisser. La majeure partie des personnes interpelées seront relâchées, sans que le public ne soit informé du fond de l’affaire.

Mais plusieurs constantes semblent s’être décidées à ce stade. Tout d’abord, les Libanais ont clairement été refroidis par leurs banques qui restreignent l’accès à leurs dépôts depuis l’automne 2019 en devises sans aucune base légale, avec la complicité coupable des parlementaires, et guettent la moindre occasion de retirer leurs économies en livres ou en dollars. Ce désamour entre les Libanais et les banques a rapidement poussé les membres de la diaspora à contourner les banques pour virer des fonds vers le pays, en privilégiant notamment les sociétés de transfert d’argent. Une manne que la BDL tente de capter depuis longtemps pour ralentir la baisse de ses réserves malgré les injections de devises que sa politique monétaire l’a contrainte de faire. Entre janvier 2019 et août 2020, la BDL changera ainsi quatre fois son fusil d’épaule en imposant tantôt aux sociétés de transfert d’argent de décaisser en livres les montants envoyés à leurs clients au Liban, quelle que soit la devise dans laquelle ils ont été envoyés (circulaire n° 514 de janvier 2019, puis n° 551 adoptée en avril), tantôt en les autorisant à les décaisser dans la monnaie de transfert (n° 537 de décembre 2019 et n° 566, dans le sillage des explosions du 4 août). Des revirements qui ne contribueront naturellement pas à redorer le blason du système financier libanais, dont la restructuration est devenue inéluctable au fil des mois.

Prochaine partie : La restructuration annoncée du secteur bancaire

La crise dans laquelle les Libanais s’enfoncent depuis l’été 2019 est celle de tous les désastres. La livre libanaise a atteint des profondeurs abyssales, reléguant au rang d’anecdote le seuil record de 3 000 livres pour un dollar du dernier trou d’air économique que le pays a connu au milieu des années 1990. L’inflation globale a dépassé la barre des 100 %,...

commentaires (6)

Il est temps que l'audit et la réforme du secteur bancaire se mettent en place?

LTEIF Salim

12 h 22, le 30 décembre 2020

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Commentaires (6)

  • Il est temps que l'audit et la réforme du secteur bancaire se mettent en place?

    LTEIF Salim

    12 h 22, le 30 décembre 2020

  • Mais encore? Le vrai journalisme nous manque atrocement. Dans la plupart des articles les journalistes sous le titre de décryptage ne font que relater des faits déjà connus par le plus simple des esprits. A quand une analyse qui met en lumière les causes et les coupables?

    Sissi zayyat

    10 h 45, le 30 décembre 2020

  • comme d habitude au Liban on resoud les problèmes à l envers au lieu d inventer des circulaires pour noyer le poisson vous devriez faire des reformes pour relancer l économie et rendre l argent volé au peuple, sinon le peuple doit aller le chercher lui meme

    youssef barada

    10 h 37, le 30 décembre 2020

  • CIRCULAIRE 151( ENTRE AUTRES) L'OLJ A OMIS D'EN DEFINIR LE OU LES BUTS QUE LA BDL AVAIT VISE A TRAVERS ELLE ?

    Gaby SIOUFI

    10 h 08, le 30 décembre 2020

  • A quoi sert un tel article ? Déjà il est incomplet puisqu’il ne cite même pas la circulaire 536 qui est tout simplement un acte de grand banditisme de la part de la BdL et de son gouverneur. Cet article reprend la chronologie des supercheries de la BdL alors que son gouverneur nous a menti durant des années sur la bonne santé économique et financière. L’article ne tire aucune conclusion et ne propose aucune solution. Les journalistes doivent être des critiques et non pas des historiens ...

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 31, le 30 décembre 2020

  • Rien à commenter puisqu'on à le vertige.

    Esber

    08 h 19, le 30 décembre 2020

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