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Société - Enquête

Comment une entreprise libanaise s’est fait épingler pour transport d’armes en Libye

Une compagnie appartenant à un proche d’un magnat libanais du transport maritime impliquée dans cette opération.

Comment une entreprise libanaise s’est fait épingler pour transport d’armes en Libye

La statue des Martyrs surplombant, au loin, le port de Beyrouth. Joseph Eid/AFP

Un pavillon libanais et une cargaison d’armes turques destinées à la Libye : voilà ce qui, en janvier 2020, a propulsé le Bana, un bateau de quelque quarante ans d’âge qui croisait en Méditerranée dans l’indifférence générale, au cœur d’une vaste affaire aux ramifications internationales. Huit mois plus tard, le 21 septembre, alors que l’attention publique s’était étiolée au sujet du Bana, par ailleurs immobilisé, l’Union européenne imposait des sanctions contre l’exploitant du navire, Med Wave Shipping SA, une compagnie appartenant, selon les sources de L’Orient Today, à un proche d’un magnat libanais du transport maritime qui avait brigué un siège au Parlement en 2018. Niant toute implication dans cette opération de trafic d’armes, le propriétaire a assuré se conformer aux décisions européennes.

Si l’UE a inscrit Med Wave Shipping SA sur sa liste noire, elle ne fournit que peu d’informations sur la compagnie, notamment deux adresses, une au Liban l’autre en Jordanie, laissant la porte ouverte à beaucoup de questions.

Des médias internationaux ont qualifié Med Wave Shipping SA de compagnie jordanienne, ce qui a amené Amman à nier tout lien avec cette dernière. Med Wave Shipping SA « n’est pas une compagnie jordanienne, n’est pas enregistrée en Jordanie et n’est pas présente sur le sol jordanien », a ainsi déclaré le ministère jordanien des Affaires étrangères.

Med Wave Shipping SA est, comme L’Orient Today l’a découvert, effectivement enregistrée à Beyrouth. Le gouvernement jordanien a néanmoins omis de préciser qu’une entreprise basée à Amman est liée à Med Wave Shipping SA. Et cette firme, a appris L’Orient Today, a joué un rôle dans les activités du Bana quand ce dernier aurait convoyé des véhicules blindés en Libye en 2017.

Le monde, complexe, du transport maritime est le lieu par excellence des faux-semblants. À partir d’une série de documents, de déclarations publiques et d’autres informations, on peut néanmoins remonter le fil de l’histoire de Med Wave Shipping SA et du Bana. Une histoire dans laquelle s’invitent sanctions et cargaisons d’armes, une histoire qui traverse le Liban, la Jordanie, la Turquie, la Libye et l’Italie.

Un historique compliqué

Quatre ans avant que le Bana se dirige vers la Libye, escorté par deux frégates de la marine turque, et fasse la une des journaux, Med Wave Shipping SA était discrètement établie à Beyrouth par un Libanais et trois hommes d’affaires syriens impliqués dans le commerce maritime et celui de l’or.

Dans les documents d’enregistrement de Med Wave Shipping datant du 20 janvier 2016, l’on trouve les premières indications d’un lien avec le Bana, puisqu’il est précisé que les activités de la compagnie consistent en « la propriété de navires, dont le Sham1 ». Le Sham1 étant l’ancien nom du Bana de 2016 à octobre 2019.

Les documents maritimes disponibles dans la base de données de l’organisation maritime internationale confirment qu’une société du nom de Med Wave Shipping SA a fait l’acquisition du Sham1 début 2016. Mais dans ces documents, il est indiqué que cette compagnie est basée au Honduras. Or, selon un prestataire local de CompanyDocuments.com, un fournisseur de données interrogé par L’Orient Today, aucune entreprise baptisée Med Wave Shipping n’a été enregistrée au Honduras.

La création de Med Wave Shipping SA a été induite par une série de sanctions américaines controversées. En octobre 2015, l’homme d’affaires libanais Merhi Abou Merhi, plusieurs de ses proches et son portfolio d’exploitations commerciales tombent dans la ligne de mire de Washington, qui invoque de supposées opérations de blanchiment d’argent pour le compte d’un trafiquant de drogue.

Des sanctions américaines, qui finiront par être levées, visent notamment un navire baptisé City of Misurata (ville de Misrata) qui sera rebaptisé plus tard Sham1 puis Bana. Les États-unis accusent Abou Merhi d’utiliser le navire pour fournir des services de transport de véhicules pour le compte de Ayman Joumaa, soupçonné d’être un baron de la drogue libano-colombien.

Le 3 février, dans un de ses rares commentaires publics sur l’affaire, Abou Merhi dit à la LBCI avoir vendu le navire à des Syriens après son inscription sur la liste noire du Trésor américain. « À l’époque, j’avais des problèmes avec les Américains, mais j’ai fini par être acquitté. C’est à cette période que j’ai vendu le Bana ainsi que d’autres bateaux », ajoute-t-il.

Abou Merhi n’évoque pas Med Wave Shipping SA lors de cette interview, mais ses commentaires semblent faire indirectement référence aux trois hommes d’affaires syriens et au Libanais qui ont cofondé la société. L’Orient Today n’a pu joindre le magnat du transport maritime qui a été rayé de la liste noire des sanctions américaines en mars 2017.

L’acquisition du Bana, qui s’appelait alors Sham1, par Med Wave Shipping SA, n’est que le début de l’histoire, qui prend un nouveau tour à Amman quand le navire est repéré par les enquêteurs des Nations unies.

La connexion jordanienne

Legend Logistic Shipping, une compagnie de cargo maritime basée à Amman qui s’enorgueillit d’une « présence forte dans les ports libyens et syriens », commence à promouvoir les services du Sham1 à l’été 2016. « Le déchargement et le chargement de notre navire Sham1 ont pris fin, il se dirige maintenant vers les ports de Tobrouk, Alexandrie et Tartous », peut-on lire dans un post, le 16 juin, sur la page Facebook de la compagnie qui recèle de nombreuses autres références au Sham1 jusqu’au 9 août 2018.

À la même époque, le navire fait des livraisons à Tobrouk à des groupes affiliés à l’armée nationale libyenne sous le commandement de Khalifa Haftar dans la région orientale du pays en guerre, selon des enquêteurs des Nations unies.

Un rapport du Conseil de sécurité de l’ONU de 2017, relatant des violations de l’embargo sur les armes en vigueur en Libye, précise ainsi que le Sham1 a livré 300 pickup Toyota et des Land Cruisers blindés à Tobrouk le 16 janvier de cette année avant une autre livraison le 14 avril. « Pour les groupes armés en Libye, les pickup (principalement des HZJ79 à habitacle unique) semblent plus importants que les véhicules blindés car l’on peut facilement y monter différentes armes de soutien à l’infanterie », souligne le rapport.

Or, des documents consultés par L’Orient Today montrent que la Legend Logistic Shipping était liée à Med Wave Shipping SA au-delà du Sham1. Mohammad al-Zoughbi, actionnaire dans la Legend Logistic Shipping depuis 2013 et PDG de la société, est en effet un des fondateurs de Med Wave Shipping SA à Beyrouth. Zoughbi, qui avait un pouvoir de signature au sein de Med Wave Shipping SA, a quitté l’entreprise en mars 2017 après avoir vendu ses actions, soit deux mois après la livraison de la cargaison de véhicules à Tobrouk.

La Legend logistic n’a pas souhaité commenter auprès de L’Orient Today ses liens ainsi que ceux de Zoughbi avec le Sham1 et Med Wave Shipping.

Certes, la Legend Logistic Shipping a largement évoqué, sur ses réseaux sociaux, le Sham1 jusqu’à l’été 2018, mais ses liens avec le navire par la suite restent à prouver. À l’époque, les activités de Med Wave Shipping SA sont enveloppées de mystère, et la société ne semble exister que sur papier. Cependant, début 2019, l’histoire de Med Wave Shipping SA repasse par le Liban où Abou Merhi entre à nouveau en scène.

Parmi les dizaines de pages de documents relatifs à Med Wave shipping sa, une mention faisant référence au fait que la société est propriétaire du Sham1 qui sera rebaptisé Bana. Photo « L’Orient Today »

Une affaire de famille

« J’ai racheté le bateau et l’ai rebaptisé Bana », avait déclaré Abou Merhi à la LBCI après l’arraisonnement du navire, en février dernier, par les autorités italiennes qui enquêtaient alors sur sa livraison d’armes à la Libye.

Les documents maritimes ne font pas état d’un changement au niveau du propriétaire du bateau, Med Wave Shipping SA étant restée la propriétaire enregistrée et opératrice du navire depuis 2016. C’est la compagnie Med Wave Shipping SA elle-même qui a changé de mains.

Quand le neveu de Abou Merhi, Samir al-Bizri, a fait l’acquisition de Med Wave Shipping SA, celle-ci appartenait à deux hommes d’affaires syriens. Deux frères originaires de Homs, dont un détenait également un passeport turc. En janvier 2019, les frères ont décidé de vendre 70 % de leurs actions à Samir al-Bizri, qui assumait l’autorité administrative de Med Wave Shipping SA.

Interrogé par L’Orient Today, M. Bizri affirme avoir acheté les actions de la société dans le cadre de ses activités professionnelles dans l’industrie maritime et du transport – il a 20 ans d’expérience à son actif. Il assure également avoir mis en place une liaison commerciale régulière entre Gênes et la Libye il y a plus de 3 ans.

L’homme d’affaires explique aussi que l’achat du Bana s’inscrit dans le cadre du développement de ses activités commerciales avec la Libye. Il assure en outre que son oncle, Abou Merhi, n’a rien à voir avec Med Wave Shipping SA.

Quand Bizri a acheté le Bana, il venait d’essuyer une défaite électorale aux législatives de 2018. Il était alors candidat à Saïda sur la liste « Aptitude au changement » appuyée par les Forces libanaises, les Kataëb et le Rassemblement du 11 Mars, un petit groupe politique cofondé par Abou Merhi en 2007.

La liste appuyée par Abou Merhi n’a récolté qu’un peu moins de 10 % des voix dans la circonscription 1 du Liban-Sud. Un résultat insuffisant pour ne décrocher ne serait-ce qu’un siège au Parlement. M. Bizri a obtenu 1 198 voix sur les 65 738 bulletins déposés dans les urnes de la circonscription le 6 mai 2018.

De Mersin à Tripoli

Avant ce voyage libyen qui lui fut fatal, fin janvier, le navire fraîchement rebaptisé Bana sillonnait la Méditerranée et la mer Rouge, accostant à Misrata, Aqaba, Benghazi ou encore Istanbul.

Le 24 janvier, le Bana, alors toujours enregistré comme propriété de Med Wave Shipping SA, quitte le port turc de Mersin pour la Tunisie. Mais au large des côtes libyennes, le navire éteint son transpondeur de localisation avant d’accoster au port de Tripoli, selon une enquête menée par la BBC Africa Eye Unit. À l’aide d’images satellite, de données en open source et de photos exclusives, la BBC Africa Eye Unit a confirmé que deux frégates turques de type G-Class ont escorté le Bana alors qu’il transportait, à travers la Méditerranée, des véhicules de combat blindés, des mortiers autopropulsés, des canons et un canon antiaérien vers Tripoli. Mais alors que le navire avait auparavant livré des armes aux forces alliées à Haftar, il livrait cette fois des armes aux rivaux du général à Tripoli.

Après avoir livré sa cargaison, le Bana a mis le cap sur Gênes. C’est là que les autorités italiennes ont arrêté son capitaine, un Libanais, et lancé une enquête sur le trafic d’armes. Interrogé par la police italienne, un des marins du Bana a déclaré que 10 militaires et agents secrets turcs gardaient les armes à bord lors du voyage entre Mersin et Tripoli.

Le 29 janvier dernier, le président français Emmanuel Macron en personne a fait référence à la cargaison en accusant la Turquie de « n’avoir pas tenu sa promesse » de ne plus envoyer du matériel militaire au Gouvernent d’union nationale libyen (GNA). La France, de son côté, a nié soutenir l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar, opposée au GNA.

Tandis que l’affaire prenait la tournure d’une crise internationale et en dépit des preuves irréfutables, Abou Merhi, de son côté, niait, sur la LBCI, que le Bana avait transporté des armes ou même navigué vers la Turquie avant de rejoindre Tripoli fin janvier. Bizri, pour sa part, assurait que le navire avait été affrété, à l’époque, par une entreprise libyenne, United Shipping, et qu’il ignorait la nature de la cargaison chargée à bord du Bana. « Nous avons souligné ce point aux différentes parties qui nous ont contactés », a-t-il assuré.

L’Orient Today n’a pas pu joindre United Shipping. Bizri, lui, assure ne plus avoir été en contact avec cette compagnie depuis 11 mois.

La fin du Bana

De retour à Beyrouth, le Bana a pris la mer, pour la dernière fois, le 3 juillet, avec pour destination le port turc d’Aliaga, où se trouve un site de démantèlement de navires. C’est ici qu’a pris fin la longue vie du Bana après quatre décennies de service dans les eaux troubles des sanctions internationales, des conflits régionaux et des bras de fer diplomatiques.

Med Wave Shipping SA, pour sa part, n’a plus acquis de bateaux. La compagnie est désormais en sommeil, même si, selon le registre commercial, elle dispose de bureaux enregistrés à Beyrouth. Mais aujourd’hui, cette compagnie maritime ne semble plus être qu’une grosse pile de documents ou encore un élément dans le dossier opaque qui s’est retrouvé au cœur d’une offensive diplomatique française en Méditerranée orientale. Le 10 septembre, Emmanuel Macron a en effet appelé l’UE à faire front commun face aux « pratiques inadmissibles » de la Turquie. Il a également appuyé les sanctions européennes décidées le 21 septembre qui visaient notamment Med Wave Shipping SA ainsi qu’une société turque exploitant un autre navire impliqué dans un incident naval entre la France et la Turquie en juin dernier.

Ironie de la chose : ces sanctions contre la Turquie ont donc également touché une entreprise libanaise, même si elle n’est pas identifiée en tant que telle, au moment même où le président français intensifiait ses efforts diplomatiques au Liban et aurait menacé les dirigeants libanais d’éventuelles sanctions.

(Cet article a été originellement publié en anglais, le 9 novembre, sur le site de « L’Orient Today »)

Un pavillon libanais et une cargaison d’armes turques destinées à la Libye : voilà ce qui, en janvier 2020, a propulsé le Bana, un bateau de quelque quarante ans d’âge qui croisait en Méditerranée dans l’indifférence générale, au cœur d’une vaste affaire aux ramifications internationales. Huit mois plus tard, le 21 septembre, alors que l’attention publique s’était...

commentaires (2)

Si seulement ces mêmes protagonistes mettaient autant d’énergie pour construire le pays au lieu de mouiller dans des affaires sordides pour appuyer des guerres et provoquer des morts partout où ils se trouvent, le Liban serait devenu la perle du monde et non uniquement du Proche et Moyen Orient. Mais ça ne les a jamais intéressé puisque personne ne les aurait nommé ou rendu célèbre dans le monde or c’est ce qu’ils cherchent depuis des décennies quitte à tremper dans les plus vils des magouilles et avoir sur leur conscience des millions de morts et de déplacés puisqu’ils ne savent pas faire autre chose que massacrer pour régner. Le pire dans tout ça c’est la réaction des grandes puissances qui feignent leur impuissance de les arrêter et de les juger alors qu’ils ont toutes les preuves de leur culpabilité dans la majorité des crimes commis. C’est absolument déroutant.

Sissi zayyat

11 h 46, le 14 novembre 2020

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Commentaires (2)

  • Si seulement ces mêmes protagonistes mettaient autant d’énergie pour construire le pays au lieu de mouiller dans des affaires sordides pour appuyer des guerres et provoquer des morts partout où ils se trouvent, le Liban serait devenu la perle du monde et non uniquement du Proche et Moyen Orient. Mais ça ne les a jamais intéressé puisque personne ne les aurait nommé ou rendu célèbre dans le monde or c’est ce qu’ils cherchent depuis des décennies quitte à tremper dans les plus vils des magouilles et avoir sur leur conscience des millions de morts et de déplacés puisqu’ils ne savent pas faire autre chose que massacrer pour régner. Le pire dans tout ça c’est la réaction des grandes puissances qui feignent leur impuissance de les arrêter et de les juger alors qu’ils ont toutes les preuves de leur culpabilité dans la majorité des crimes commis. C’est absolument déroutant.

    Sissi zayyat

    11 h 46, le 14 novembre 2020

  • Ah, ces magouilles si finement complotées et mises en place de manière à ce que l'on ne puisse jamais s'y retrouver, et bénéficiant de protection aux plus hauts niveaux, tant sur le plan local qu'international...

    NAUFAL SORAYA

    08 h 04, le 14 novembre 2020

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