«La vie des Libanais n’appartient à personne, ni à un parti, ni à une organisation »… Une lapalissade, dira-t-on ; une petite phrase anodine. Lancée par le patriarche maronite Béchara Raï lors de sa dernière homélie dominicale, elle résume pourtant en peu de mots toute une philosophie, une certaine vision de l’homme et de sa place en société. Elle rappelle à cet égard des propos tenus au début des années 70 par l’ancien évêque grec-catholique de Beyrouth, Grégoire Haddad, qui soulignait dans une série d’articles – qui avaient suscité à l’époque de vifs remous – que toute démarche ou action (plus spécifiquement de la part d’un chrétien) devrait être fondée sur un critère absolu : le service de « tout homme, et de tout l’homme ». En clair, « tout homme » quel qu’il soit, et « tout l’homme », en vue de son épanouissement global et intégral aux plans social, économique, culturel, pédagogique, etc.
Transposées en termes sociopolitiques, ces petites phrases lancées par le patriarche Raï et il y a un peu moins d’un demi-siècle par feu Grégoire Haddad signifient concrètement que l’individu en tant que tel est une valeur en soi qui doit primer sur toute autre considération. Cette assertion a une implication macropolitique et philosophique évidente. Elle signifie par ricochet, comme le souligne de manière explicite Béchara Raï, que toute action et toute stratégie devraient être placées au service de la personne humaine comme finalité et non pas d’un quelconque projet politique ou stratégique, a fortiori si ce dernier revêt un caractère transnational et qu’il vise à favoriser les desseins d’une puissance étrangère.
Cela résume toute la dimension du problème existentiel imposé au pays depuis nombre d’années. À l’aune de toutes les crises auxquelles la population libanaise a été confrontée ces dernières décennies, faut-il s’orienter aujourd’hui, comme l’a préconisé il y a quelques jours le député Mohammad Raad, président du groupe parlementaire du Hezbollah, vers l’édification d’un « Liban de la résistance », donc vers des guerres sans horizons et un bras de fer sans issue avec les instances occidentales et une large partie du monde arabe, notamment les pays du Golfe ? Faudrait-il diaboliser, comme le suggère le même Mohammad Raad, « le Liban des night-clubs et des pubs », avec tout ce que cela entraîne comme choix de société et comme remise en question, en profondeur, du visage spécifique du Liban et de sa vocation de terrain de dialogue et d’échanges entre les cultures, les religions et les civilisations, le tout pour se placer au service du projet géopolitique de la République islamique iranienne en faisant fi totalement du bien-être de l’individu libanais, de « tout Libanais et de tout le Libanais », pour reprendre – en poussant un peu la transposition – la formule de Grégoire Haddad ?
Manifestement, le patriarche Béchara Raï prône l’antithèse de cette vision khomeyniste de la place et du rôle de l’individu, perçu par les doctrinaires de la République islamique comme un simple instrument, un petit pion sur l’échiquier de grands enjeux régionaux. Fidèle à la longue tradition souverainiste du patriarcat maronite, et plus spécifiquement au legs de son prestigieux prédécesseur Nasrallah Sfeir, le chef de l’Église maronite non seulement rappelle que nul parti n’est en droit de disposer de la vie du Libanais, mais il souligne surtout que « nous en avons assez des guerres, des combats et des conflits dont nous ne voulons pas ».
À ceux qui s’obstinent encore à vouloir entraîner le pays dans le cycle infernal de la politique des axes et des conflits qui dépassent désormais la capacité d’endurance et de résilience des Libanais, le patriarche Raï définit une feuille de route sans équivoque, avec en filigrane son projet de « neutralité active ». Il souligne ainsi fermement que « le Liban a plus que jamais besoin de paix pour recouvrer sa force », surtout après le cataclysme du 4 août dernier. Et pour ne pas rester dans les seules positions de principe, Béchara Raï soulève un problème fondamental de base qui illustre de manière concrète à lui seul le fait accompli guerrier imposé manu militari à la population : il a appelé haut et fort le pouvoir à « considérer l’explosion du port de Beyrouth comme un signal d’alarme pour perquisitionner toutes les caches d’armes installées illégalement au cœur des quartiers résidentiels, dans les villes et les villages ».
Encore une fois, il s’agit aujourd’hui plus que jamais de mettre le doigt sur la plaie en dénonçant et stigmatisant directement, et sans détours, le para-État milicien et non pas seulement ceux qui en assurent une couverture lâche et hypocrite. Il est grand temps de faire preuve d’audace et de s’attaquer de manière frontale à la source du mal plutôt qu’aux seuls écrans de fumée qui lui servent de paravent.
commentaires (6)
désarmement ! oui ,bien sur mais budget conséquent pour une véritable armée libanaise capable non seulement de maintenir la paix civile mais aussi de défendre son petit territoire (oui ,certaines agressions de haut vol (!) sont inévitables) contre les intrusions de tous genres;J.P
Petmezakis Jacqueline
14 h 34, le 25 août 2020