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Nos Lecteurs ont la Parole

Le chapiteau de mon père

Il aura survécu à combien de bombardements, d’explosions ? À combien de massacres, de secousses meurtrières ? À combien de bottes fangeuses, d’occupations militaires ? À combien de générations qu’aucune d’entres elles ne réussit à éviter les affres de la guerre ?

Assise sur le chapiteau romain, je flottais comme sur un radeau, au milieu de bris de verre, de meubles éventrés, de rideaux envolés... d’herbes folles qui semblaient avoir subitement poussé suite au souffle qui a tout emporté, mais ce ne sont que les branches séchées et aplaties de mes herbiers qui se sont décollées pour se poser tel un baume médicinal sur nos plaies béantes, sur nos blessures d’antan qui peinent encore à cicatriser.

Seul mon piédestal ancestral, vestige romain, aura échappé à cette folie destructrice qu’aucun vil pouvoir ne revendique. Négligence, murmure-t-on. Incurie d’un système défaillant. Crime, rétorque le peuple mortifié en brandissant et à juste titre les potences, sauf que nos tortionnaires jouissent d’une impunité souveraine.

Sur nos jeunes, assoiffés de justice, les sbires répondront à leurs revendications en lançant leurs bombes lacrymogènes, criblant la chair des contestataires, des innocents, de balles tirées à bout portant. Alors que l’éthique, la morale, la décence (valeurs certes incongrues pour nos dirigeants) auraient été qu’ils démissionnent sur-le-champ et qu’ils aillent se recueillir, à genoux ou en rampant, sur le cratère de cendres et de poussière qui aspira des centaines de vies humaines. Implorer le pardon des ombres errantes, des âmes brisées. Réconforter les survivants. Retirer un à un les tessons implantés dans leurs entrailles. Ramasser de sous les décombres les membres mutilés, les restituer aux moignons ensanglantés. Rendre l’argent volé pour colmater toutes les brèches, renifler et récupérer à quatre pattes, comme des chiens de chasse, chaque morceau égaré de notre patrimoine lacéré.

Et restaurer sans plus tarder notre mémoire qui se mue en jachère.

Sauf que nos politiciens véreux ne disposent d’aucune conscience. À croire que le pouvoir exerce une lobotomie, racle tout soupçon de scrupule, d’intégrité, de probité, de sens de la responsabilité.

Cette pierre héritée sur laquelle enfant je me hissais a été durant des années transbahutée d’une région à une autre, d’une demeure à une autre, d’une planque à une autre. Le chapiteau qui a survécu à tous les événements, à tous les déménagements... trône désormais au milieu de corps fragmentés que déjà on déblaie, tels des bagnards condamnés à des travaux forcés, pour effacer rapidement les traces du désastre, à coups de pelle et de balai, secouer nos oreillers de tous les débris pour y reposer nos têtes et tenter en vain de fermer l’œil, alors que les charognards ronflent du sommeil des justes et font autant de bruit que les moteurs insalubres du quartier et les gémissements étouffés d’une ville à l’agonie.

Le chapiteau est un nom dérivé du grec « kephalé », signifiant tête. Or, le souffle, loin d’être divin, a scalpé ma ville et mes dernières illusions. Je m’accroche à la pierre froide et demande de ne jamais m’en défaire. On fera bloc pour faire face à tous les cataclysmes à venir. Puisqu’elle semble invincible, et résiste à l’usure du temps et à tous les éclats des poudrières. Je me recroqueville sur mon piédestal, comme un oiseau craintif agrippé à une branche, et refuse de mettre les pieds à terre. Notre terre est instable et je suis lasse d’y adapter sans répit mon fébrile pas. Je n’ai plus l’âge. J’appréhende non de mourir, mais de ne plus avoir la force d’avancer sur des sentiers minés. Ce chapiteau est la pierre que ma famille roule de génération en génération comme Sisyphe roule la sienne vers les sommets. Pour la voir juste après dégringoler. Et recommencer.

« La lutte suffit à remplir le cœur d’un homme », écrit Camus.

Autour de moi, les manches retroussées, mes fils dégagent certaines pièces qu’ils pensent être récupérables. D’une voix éteinte, je dis que je souhaitais me débarrasser du chapiteau de mon père, m’en délester, que je n’aimerais plus léguer ce boulet qu’ils auront à traîner inlassablement. Qu’on a beau se ressourcer à lire les philosophes, la lutte que prône Camus a fini par nous essouffler.

Mais les bras de nos enfants soulèvent encore les montagnes. Le chapiteau est intact, me rassure l’un d’eux. Pas une égratignure, ajoute-t-il en passant une main dessus. Pourtant, il devrait se fendre en deux sous le poids de mon accablement, s’effriter sous la pesanteur de longues années d’incertitude, de tristesse, de déroute, de bouleversement, de déchirure et même de banqueroute. Je pensais m’effondrer, abdiquer, et voilà que je me redresse d’un bond sur la pierre comme quand j’étais gamine, non pour entonner un chant endiablé, mais pour regarder en face l’ampleur des dégâts, dénoncer l’innommable et tenter un ultime saut, non dans le vide ni dans l’impasse infligée, mais dans les différents bunkers et palais où se terrent les infâmes, les lâches, les brigands... faire exploser leurs maléfiques desseins et mettre enfin un terme au règne des rats qui se targuent d’être des chefs d’État.


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Il aura survécu à combien de bombardements, d’explosions ? À combien de massacres, de secousses meurtrières ? À combien de bottes fangeuses, d’occupations militaires ? À combien de générations qu’aucune d’entres elles ne réussit à éviter les affres de la guerre ? Assise sur le chapiteau romain, je flottais comme sur un radeau, au milieu de bris de verre, de meubles éventrés,...
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Merci de nous redonner une lueur d'espoir. Oui ! Redressons nous et battons nous enfin pour nous débarrasser de ces "infâmes, lâches, brigands" ! Reconstruisons un nouveau Liban digne !

KARAM Peter

14 h 44, le 22 août 2020

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Commentaires (1)

  • Merci de nous redonner une lueur d'espoir. Oui ! Redressons nous et battons nous enfin pour nous débarrasser de ces "infâmes, lâches, brigands" ! Reconstruisons un nouveau Liban digne !

    KARAM Peter

    14 h 44, le 22 août 2020

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